Les vraies énigmes ne peuvent pas être résolues, mais elles peuvent devenir de meilleures énigmes [Greil Marcus, Lipstick Traces (Une histoire secrète du vingtième siècle), Allia, 1998, p. 36]
Je n’ai encore jamais eu l’occasion de voisiner un dimanche à La Plaine. Je saisis l’occasion d’un rendez-vous avec Hassane Hacini pour combler cette lacune. Nous devons nous rencontrer pour parler de son projet de thèse et nous convenons de le faire en partant en ballade ensemble. J’aime l’idée qu’un projet de thèse prenne forme au grand air, le corps en mouvement et les concepts haut dans le ciel. Nous nous retrouvons Porte de Paris à 10h en ce dimanche de fin d’hiver, un 28 mars, à la température douce. Nous longeons le canal Saint-Denis avant de bifurquer vers la Plaine par l’avenue Victor Hugo, et rejoindre le Campus Condorcet avec la rue des Gardinoux. Hassane a soutenu en septembre dernier un beau mémoire de Master portant sur ses récits-corps, ainsi qu’il a heureusement nommé son travail de biographisation corporelle. Reparcourir son histoire personnelle à partir de plusieurs expériences corporelles s’est avéré à la fois stimulant et particulièrement pertinent. Hassane souhaite poursuivre ses explorations du corps dans le cadre d’une recherche doctorale. Il me sollicite. Il sait – car nous avons échangé à ce propos – que je m’astreint, pour ma part, avec un entêtement inégalé, à vivre mon corps avec une certaine indifférence bienveillante, attendant peu de lui et lui réclamant avant tout de résister à la fatigue et de supporter mes très nombreux déplacements en train. Mes récits-corps ne sont pas particulièrement causeurs. Mais Hassane ne sera pas le premier à faire de moi un authentique « maître ignorant » en me requérant pour un projet que rien ne me prédispose à diriger. Il me faudrait écrire à ce propos, et livrer l’expérience d’un directeur de thèse qui accepte d’œuvrer dans des paysages parfois éloignés de ce qu’il connaît et pratique. S’il existait une procédure d’habilitation ou d’accréditation à la direction d’une thèse, il ne fait guère de doute que je serais régulièrement recalé, dès lors que je persévère dans mon effort pour rester suffisamment ignorant des recherches que j’encadre, dès lors que je peaufine avec grand soin les incompétences qui me sont indispensables pour devenir interlocuteur d’une recherche, une recherche avec laquelle j’interagis étroitement mais qui n’est pas mienne et qui ne doit surtout pas devenir mienne. Si le directeur de thèse commence à « savoir », il « saura » toujours au détriment de la dynamique de travail du doctorant ou de la doctorante avec qui il collabore. Et il agira alors en domination. Je préfère agir en co-formation. Avec le ou la collègue doctorant·e nous apprenons l’un comme l’autre de la recherche en cours, l’un avec l’autre de la recherche qui œuvre, l’un de l’autre à l’épreuve d’un processus de recherche, car c’est bien la recherche qui nous apprend. Et elle nous apprend en fonction de nos expériences de métier différentes, et en nous impliquant évidemment sur des registres distincts. Je conçois ma contribution en tant que directeur de thèse à cet endroit bien spécifique, que j’ai appris à approcher, à dénicher et à apprivoiser, à cet « endroit » où le processus de recherche nous interpelle conjointement, doctorant·e et encadrant, où il sollicite le métier de manière inhabituelle, où il nous prend par surprise, nous réserve de l’inédit, et où, fondamentalement, il met au travail autant l’encadrant que le ou la doctorant·e. car, en fait, il éprouve le métier, crée donc un intérêt et suscite notre créativité. Si j’ai appris à faire quelque chose c’est bien de « découvrir » les épreuves que réserve un processus de recherche et de venir au travail sur ce « lieu » d’émergence des questions (méthodologiques), des enjeux (épistémologiques) et des apprentissage (de métier). En tant qu’encadrant, je n’éprouve pas le besoin de venir en pertinence sur l’ensemble de la recherche, dans toute son envergure et sa profondeur, car cette recherche n’est pas la mienne ; il s’agit là de l’espace qui appartient en propre au collègue ou à la collègue doctorant·e. Je construis, ou tente de le faire, une pertinence bien plus circonscrite ; je tente d’agir là où le processus hésite, là où il vient en intensité, là où l’« épreuve » se noue. Lorsque cet événement survient (un « éprouvé »), alors nous parvenons à bien travailler. La recherche nous apprend. J’aime cette humilité inhérente, à mes yeux, à la direction de thèse.
Et, c’est donc avec beaucoup d’humilité, et avec aussi une réelle joie, que je m’en vais éprouver le corps en cheminant avec Hassane jusqu’à La Plaine.
Hassane attendait notre discussion avec impatience. Il a beaucoup à me dire. Je l’écoute, et je me laisse porter. J’interagis peu. Ce n’est pas mon moment, c’est celui d’Hassane. Comme un marin en haute mer – curieuse image pour quelqu’un qui conserve ses pieds toujours parfaitement au sec – je laisse passer cette première vague, parfois une véritable déferlante. La recherche a besoin d’être parlée, de venir en mots. La rencontre avec le directeur de thèse est, parfois, la première occasion où elle peut « sortir », advenir pour un autre, s’ouvrir à la discussion. Nous avançons en bord de canal. À ma droite, l’eau s’écoule avec quiétude, agitée de rares remous, quasi immobile. Sur ma gauche, Hassane parle avec enthousiasme de son projet ; la vague monte, les idées fuses, la motivation impulse. Le moment est heureux. Je patiente. Je chemine. J’aime le rythme de la promenade. Quand le flot se sera retiré, il sera toujours temps pour moi de me mettre au travail avec les nombreuses offrandes que les vagues successives laissent sur le rivage, en attente de la marée suivante.
Régulièrement, Hassane interrompt sa marche ; il me prend de court, je m’arrête mais avec un léger temps de retard. Je me retourne vers lui, étonné. Hassane « geste » sa recherche. Il arrête sa marche pour mieux figurer son propos. Il ne parle plus en mots mais de tout son corps. Et comme son corps est habile, sa recherche s’adresse soudainement à moi à travers de multiples poses, gestes, postures, mouvements, compositions. Sa thèse devient chorégraphie. L’ensemble est virtuose. Son projet de recherche plie et déplie son corps. Hassane est en train d’écrire son projet de recherche doctorale, et j’imagine la réaction de l’École doctorale si elle devait le valider sur la base de cette écriture. Et je reçois parfaitement ce que ce projet me dit, moi qui suit pourtant assez peu lettré de mon corps. Je comprends alors que cette direction de thèse se développera corps à corps. Je suis séduit. Je suis songeur.
Nous pénétrons à La Plaine en remontant la rue des Gardinoux. Nous sommes dimanche, le quartier est calme. Nous avançons. Peu de voitures stationnent en bord de trottoirs. Le bitume se laisse voir, là où, en semaine, il est dissimulé par la présence des véhicules. Il est souillé par de nombreuses tâches d’huile. Je n’y prête pas attention. Plus avant dans la rue, une longue partie de la chaussée est libre de tout stationnement et, soudain, je prends conscience de l’effet kaléidoscopique de ces tâches huileuses, noirâtres, aux formes torturées. Elle s’alignent sans discontinuer. Chacune (r)appelle le souvenir du véhicule qui a causé cet épanchement. Leur succession en dit le nombre et la fréquence. C’est toute la bordure du trottoir qui est tramée, tracée, lignée par ce nappage graisseux dont les formes surimpressionnent le bitume, et s’y incrustent en d’étranges compositions.
Les mécaniciens de rue sont au travail dans cette partie du quartier. Ces écoulements d’huile en disent la présence. Ces tâches en signent l’activité. Jour après jour, leur métier s’écrit à même le sol du quartier, s’y imprime. Eux dont la présence est invisibilisée, dont l’activité est méconnue, dont l’économie est dépréciée, font pourtant profondément trace dans le quartier, et durablement. Un dimanche, alors que l’économie officielle est suspendue, que les entreprises sont fermées et que la circulation automobile est rare, une autre réalité du quartier se laisse entrapercevoir, dès lors que nous sommes attentifs à en saisir les signes.
Une cartographie est à réaliser. Il me faudrait, un dimanche, parcourir l’ensemble de La Plaine pour établir un relevé de ces coulages huileux, les dénombrer, les indexer et les cadastrer. Est-il techniquement possible de les dater et d’évaluer leur ancienneté ? Certains récents, d’autres déjà vieillis. En se fondant sur leur texture, leur couleur, leur densité ? Pourrait-on de la sorte cartographier les parties de La Plaine où la mécanique de rue reste encore active et d’autres où elle recule, et tend à disparaître ? Il me faudrait donc déplier l’histoire de ces tâches graisseuses [1], et entendre ce que ces épanchements de vidange révèlent des économies populaires de La Plaine. Cette huile est l’encre avec laquelle une activité subalterne s’écrit ; ces tâches établissent la carte d’un monde économique, ni nouveau, ni ancien, mais assurément en résistance. Les activités s’étagent, selon un ordre symbolique inégalitaire. Le tertiaire (la recherche, la création numérique, l’ingénierie…) prend de la hauteur dans les nombreux bâtiments et tours qui occupent densément La Plaine aujourd’hui, et l’économie prolétaire, elle, tient fermement le rez-de-chaussée de la ville ; la rue est son atelier, l’espace public, sa communauté de travail. Et je n’échappe pas à cet étagement des valeurs, car c’est bien ainsi, de ma hauteur, à l’une des fenêtres de mon deuxième étage et, parfois, du cinquième, que j’observe régulièrement les mécaniciens au travail dans la rue, en contrebas.
Nous bifurquons sur notre droite pour nous engager dans la rue Waldeck Rochet. Nous longeons le Campus en cheminant vers le Nord. Au loin, nous apercevons les fumerolles d’une grillade. Nous avançons. Sur le devant du Bâtiment recherche Nord, face à lui sur le trottoir opposé, trois ou quatre hommes noirs s’activent autour d’un long stand de grillades. Il est installé devant une camionnette, et protégé par une bâche. Nous nous approchons. Hassane me demande si j’ai faim et si j’ai envie d’une grillade. Il commande deux brochettes et commence à discuter avec les vendeurs. J’observe la situation. Sur le trottoir côté mur, et appuyée contre lui, une femme est assise ; elle propose des boissons. Quand Hassane tend un billet pour régler notre repas, un des hommes quitte le stand et s’approche de la femme ; je comprends que c’est elle qui tient la caisse. Hassane lui achète une boisson et retourne auprès des barbecues pour attendre notre commande. J’en profite pour engager la conversation avec la femme. Je lui dis que je travaille dans le bâtiment en face et qu’en semaine, le midi, je l’aperçois de ma fenêtre (en fait, de la fenêtre du couloir). Elle me fait comprendre que non. Il ne s’agit pas d’elle. Elle me parle d’une autre qui, elle, s’installe « là-bas », en fait quelques mètres plus loin. De ma hauteur, de mon étage, je n’ai pas distingué correctement la personne. Et je ne sais donc pas la reconnaître. Je fais erreur sur la personne, et je fais erreur sur son lieu de travail. Ces quelques mètres importent, et ils ont échappé à mon attention (physiquement) trop distante. Je demande à cette dame si elle accepterait de me parler de son activité, un autre jour, si je revenais la voir. Elle me répond : « peut-être, mais ce n’est pas sûr ».
Hassane me tend mon repas emballé dans de l’aluminium. Nous faisons quelques pas. Nous ouvrons, chacun, notre ballotin et nous commençons à déguster les grillades.
En poursuivant ma marche, je m’attarde sur ce moment quand même assez curieux. Quand nous avons rejoint le stand, il était à peine midi. Nous étions les seuls consommateurs ; ces vendeurs étaient en train de cuisiner une quantité importante de brochettes. La clientèle est dont bien là. Elle était attendue. Ce stand n’était pas installé là par hasard. À l’heure du repas, de nombreuses personnes doivent donc venir se restaurer. Je n’imagine pas que les chercheur·es de Campus Condorcet se retrouvent à La Plaine le week-end pour partager une brochette, pas plus que les nombreux cols blancs des entreprises avoisinantes. Je suppose donc que des mécaniciens de rue et d’autres travailleurs des économies informelles s’y donnent rendez-vous le dimanche. Certains, bien sûr, sont au travail sur des voitures en ce jour férié, mais quand même peu nombreux. D’autres pourraient donc s’y rejoindre en ce jour de repos, comme le font des collègues de travail, entre amis, et si je poursuis mon hypothèse, à partir de ce que j’ai eu à connaître des socialités de travail, possiblement en famille. Cette baraque à brochettes pourrait être le signe de l’existence d’une socialité ouvrière, d’une communauté de travail qui, lors de la pause dominicale, se regroupe pour un moment de convivialité. Je ne résoudrai pas l’énigme. En ce dimanche, j’aurais donc « mené l’enquête », et sans doute de la seule manière possible, en collectant des signes et en tentant d’imaginer ce qu’ils tentent de me dire et ce qu’ils m’invitent à entrapercevoir.
[1] Avec quelques ami·es chercheur·es (Marie Preston, Thomas Arnera, Cécile Léonardi, Louis Staritzky et Nicolas Sidoroff), nous tentons, sur nos terrains respectifs, de « déployer des histoires avec un objet ou un geste », de déployer cet objet et, concomitamment, d’en déployer l’histoire, ainsi que le propose Nicolas Sidoroff dans un texte d’invitation à ce travail. Il s’agirait donc « d’accueillir un de ces objets ou de ces gestes, de les inviter dans la recherche, les inviter à faire recherche » (document de travail, 16 septembre 2020).