« … L’espoir de trouver ce que je cherche s’est, pour moi, réduit peu à peu à celui de trouver, non pas la chose que je cherche, mais quelle est exactement cette chose que je voudrais trouver. Bref, ce qu’aujourd’hui je cherche, c’est ce qu’est ce que je cherche. (À la limite, j’en viendrai presque à me demander si, ne cherchant même plus à savoir quel est l’objet de ma recherche, je ne chercherais pas tout bonnement à chercher, empruntant couloir après couloir, le cœur toujours battant, dans l’attente jamais détendue de la trouvaille…) ». Michel Leiris, Frêle bruit (La règle du jeu IV), Gallimard, 1976, p. 311.
Faire recherche en voisinant. J’ai commencé à chroniquer mon arrivée à Campus Condorcet à l’automne 2019. La première chose qui advient à celui qui aménage dans un nouvel environnement, lors d’un changement de lieu d’habitat ou de lieu de travail, est de devenir (nouvellement) voisin. Devenir voisin – notre devenir-voisin – est indissociable d’une mobilité professionnelle ou résidentielle, même si cette expérience est plus ou moins désirée et investie. Mais, indépendamment de nos intentions, la vie quotidienne se charge progressivement de la faire advenir et de lui donner corps. Je fais la connaissance des autres habitant·es de mon immeuble au gré des rencontres dans les couloirs et escaliers. Je me familiarise avec certains résidents du quartier en les côtoyant sur le devant de l’immeuble ou dans les commerces de proximité. Parfois de petits événements sont source de rencontre, lorsque, par exemple, une fuite d’eau survient dans l’immeuble (une situation que j’ai vécue et qui m’a permis de faire la connaissance de mes voisins de palier). Voisin est une condition, à laquelle nul n’échappe mais que chacun embrasse à sa façon ; voisinage est une disposition physique et subjective, liée à la morphologie d’un habitat, qui façonne proximités et familiarités ; voisiner est une aptitude, un talent propre à la vie quotidienne qui associe vertu et virtuosité dans la manière de se rapporter ordinairement à l’autre, et de le rencontrer.
Voisiner relève de ces multiples gestes, généralement invisibles et ignorés, parfois méprisés, qui façonnent une vie quotidienne, comme peuvent l’être aussi, par exemple, le fait de converser et le fait de cheminer. La promenade est un « art de faire » la (sa) ville car elle permet, au quotidien, sur un mode qui peut paraître banal, d’en « découvrir » les paysages, d’en percevoir les rythmes et, finalement, d’y tracer son expérience, et de le faire dans la durée, de manière souvent répétée, au long des cheminements et des déambulations propres à chacun. Le bavardage, lui, en tant qu’art de faire (l’)ordinaire, forge nos modes d’attention à autrui, à l’occasion d’échanges impromptus, offrant l’occasion de parler de choses et d’autres, comme il est loisible de le faire en attendant l’ascenseur, par exemple, ou en faisant la queue dans un magasin. Lors de ces courts instants, qui parfois se prolongent, comme en réserve fréquemment la vie quotidienne, des conversations s’engagent entre voisins, chacun profitant de ce moment de relâchement, de cette brève suspension du battement de la ville et du rythme des emplois du temps. Ces conversations anodines offrent parfois, aussi, l’occasion de partager des informations plus intimes, ou plus exceptionnelles ; un voisin évoquera un souci de santé, par exemple, ou informera d’une situation de chômage. L’échange s’approfondit, et implique des questions plus personnelles ; la personne se livre au-delà de ce qui est habituellement attendu parce que, justement, le moment n’insiste pas, parce qu’il prend la forme d’une banale conversation de palier ou de trottoir et ne porte donc pas à conséquence. La banalité de l’échange « protège » alors même que la personne se découvre. Néanmoins, ce qu’elle éprouvait le besoin d’exprimer a pu l’être, grâce à ce moment d’attention, à cette disponibilité partagée entre voisins, dans le creux d’une journée. C’est la force du banal que de rendre possible l’inattendu, c’est la qualité de l’ordinaire que de laisser advenir le plus intime.
J’ai eu très tôt envie de chroniquer mon arrivée au Campus Condorcet. Dans mon premier texte concernant ce nouveau campus, écrit au cours de l’été 2019, donc avant mon installation dans les lieux, j’évoque l’importance du voisinage et mon intention de me saisir de ce « motif » pour faire recherche avec lui : « Un lieu est toujours en voisinage. Et la question de ce qui fait voisinage pour Campus Condorcet nous importe. Des voisins et non des riverains. Les habitants, nos voisins du quartier, les réparateurs de rue, nos voisins dans l’activité, les migrants, nos voisins au quotidien, les travailleurs, nos voisins en labeur (et en exploitation), les militants urbains, nos voisins en mobilisation… Chaque voisinage est digne d’attention et de considération, chaque voisin, digne de rencontre. Notre « permanence recherche » pourrait se résumer dans ce motif fédérateur : faire voisinage » [1].
Campus Condorcet a ouvert à la fin août 2019 ; je découvre la salle où sera domicilié le projet de recherche que je co-anime, « Territoires en expérience(s) », le 1er octobre suivant. La date est précise car elle est enregistrée dans les paramètres techniques des photos téléphonées que j’ai prises ce jour-là. L’Université Paris 8 m’avait informé qu’une salle était attribuée au projet de recherche mais sans précision sur sa localisation ; le numéro de la salle ne m’avait pas été communiqué. La seule information dont je disposais était que les projets de Paris 8 se trouvaient hébergés dans le Bâtiment Recherche Nord. Ce jour-là, en ce début octobre, je me rends à La Plaine Saint-Denis avec deux amis chercheurs, Thomas Arnera et Louis Staritzky, à la recherche de notre salle. Nous nous en ouvrons à l’hôtesse d’accueil du Bâtiment recherche Nord ; ne pouvant pas répondre à notre question ou n’étant pas habilitée à le faire, elle appelle son supérieur, un jeune homme qui administre le bâtiment. Nous avons su le convaincre, en tout cas nous l’avons sûrement amusé. Sur notre insistance, il nous confirme que lui, dans son listing, dispose bien de l’information dont nous sommes en quête. Après une courte discussion et après que nous ayons suffisamment surjoué notre rôle de chercheurs en goguette partis à la recherche de leur bureau et assez désespérés de ne pas le trouver, dans un grand sourire il nous accorde une visite. Nous accéderons donc pour la première fois à notre salle. Et il s’agit aussi d’une première dans ma carrière car je n’ai jamais, jusqu’à présent, disposé d’une salle pour mon travail de chercheur.
Par la suite, assez rapidement, je prendrai voix avec le personnel de sécurité qui me remettra les badges d’accès pour les membres de l’équipe et la clé de la salle. Il me faudra négocier un peu plus longtemps pour obtenir un double de cette clé. Grâce à un responsable de l’entreprise de service qui gère l’ensemble du site, je comprendrai que chaque couloir dispose d’une boîte à clés ; elles ont été installées afin d’éviter de devoir multiplier les trousseaux pour une même équipe. Cette boîte à clés me laissera quelques temps songeur, car je ne comprenais pas comment l’ouvrir, jusqu’à ce qu’un nouvel interlocuteur me dise que le code initial de la boîte devait être composée de quatre zéros. L’information était exacte, j’ai pu ouvrir la boîte et lui attribuer un nouveau code, un code qui faisait sens politiquement pour nous… La salle devenait accessible pour toute l’équipe. Elle était désormais fonctionnelle. Le dernier geste inaugural sera l’affichage du nom du laboratoire et de notre projet de recherche dans le support prévu à cet effet. J’ai bricolé un petit carton qui fut apposé le 10 décembre 2019, la photographie prise lors de ce moment historique faisant foi de la date.
Salle 2.153 – Bâtiment Recherche Nord (10 décembre 2019) Salle 2.153 – Bâtiment Recherche Nord (10 décembre 2019)
Cette boîte à clés aura représenté une de mes premières curiosités de recherche dans l’enceinte de ce nouveau campus. Les serrures des salles sont plutôt sécures et, donc, conséquemment, les clés assez coûteuses à dupliquer (ai-je mémorisé une information exacte en ayant conserver en tête le prix de 60 ou 80 euros, que m’a communiqué le responsable de l’entreprise qui gère le site ?). Pour éviter de multiplier le tirage de clés, afin d’en remettre une à chaque membre des laboratoires, le choix a donc été fait de mutualiser l’usage des clés, en les mettant à disposition dans ces fameuses boîtes à clés, contre obtention d’un code – des boîtes à clés qui, de mon humble avis, et malgré ma faible expérience de la cambriole, peuvent être fracturées en quelques secondes avec un simple tournevis. Quand je découvrirai la situation, je m’amuserai beaucoup de cette rupture de la continuité sécuritaire. Les serrures sont assez sophistiquées, donc sans doute difficiles à crocheter (mais mon expérience de monte-en-l’air s’avère bien trop modeste pour porter un jugement éclairé), mais, juste en face de notre bureau, la boîte à clés les propose quasiment en libre service (pour ne pas dire en libre accès). J’aime, en tant que chercheur, me pencher sur ce type d’incongruités, toujours stimulantes à analyser, car elles nous aident à déchiffrer les contradictions inhérentes aux fonctionnements d’une institution, – dans ce cas précis, la discordance entre des mesures de sécurité coûteuses et une maintenance des bâtiments, et de leur usage, assurée à moindre coût.
J’ai commencé à voisiner à Campus Condorcet et à chroniquer mon expérience de nouveau résident dès l’automne 2019, étant le premier, parmi les porteurs de projets sélectionnés par Paris 8, à être arrivé dans les lieux et à avoir aménagé dans ma salle du deuxième étage ; et je resterai très longtemps bien seul dans cette partie du bâtiment, les autres salles demeurant désespérément fermées.
Mon dispositif « Faire recherche en voisinant » était amorcé, commençait à s’acclimater au lieu et au quartier et parvenait déjà à alimenter le blog de recherche dédié que j’avais créé. Je croyais le travail solidement engagé. Mais ce bel effort s’est fracassé sur deux obstacles imprévus, dans un premier temps la longue grève des conducteurs de la RATP, à l’occasion de la mobilisation contre la réformes des retraites entre décembre 2019 et janvier 2020 [2], qui contrariera très fortement les déplacements, et, dans un deuxième temps, les confinements Covid tout au long de l’année 2020. J’ai donc cessé de voisiner à La Plaine Saint-Denis.
Cette recherche en panne me laissait déçu. Au mois de janvier 2021, j’ai donc entrepris de relancer mes voisinages de recherche et l’écriture de mes chroniques. Pour reprendre le fort beau mouvement de recherche proposé par Thomas Arnera, je souhaitais continuer à chroniquer l’emménagement de ma recherche au sein de Campus Condorcet, passage obligé pour mieux comprendre son aménagement dans ce nouveau contexte et de donner sens à ce déménagement [3] qui me voit m’éloigner, partiellement, des locaux « historiques » de l’Université Paris 8, à Saint-Denis, au terminus de la ligne 13, pour prendre de nouvelles habitudes de travail à La Plaine Saint-Denis.
Cette relance va s’avérer plus hésitante et plus lente que je ne l’anticipais. Je découvrirai, à mes dépens, que lorsqu’un dispositif de recherche a été défait, il est difficile de le réengager, de retrouver les bons réglages et de reprendre ses marques. Dans mon accompagnement des travaux des étudiant·es, je distingue, car je le pense formateur, ce qui relève des « dispositions » de recherche (l’implication du chercheur dans ses dimensions affectives et corporelles, relationnelles et contextuelles, à savoir les dispositions que la chercheuse prend pour accomplir son activité) et ce qui relève des dispositifs de recherche (les outillages du chercheur). Trop souvent, les manuels et les enseignements de « méthode » font l’impasse sur les « dispositions » de recherche, ou les traitent avec bien trop de légèreté, voire de condescendance. Pour ma part, je les considère premières et fondatrices. Faire recherche (en sciences sociales) relève avant tout d’une capacité à éduquer et à investir certaines dispositions (présence, écoute, regard, interaction, rencontre) et, bien sûr, à les élucider et expliciter, sans relâche, au plus près des situations, car chaque nouvelle situation de recherche éprouve à nouveau compte les dispositions de la chercheuse. L’outillage est choisi et conçu sur la base de ces dispositions, grâce à elles, à partir d’elles. Sans elles, l’outil ne fonctionne pas, ne rend pas. Lors du réengagement de ma recherche à La Plaine en ce début d’année 2021, j’ai pris conscience que mon « dispositif », faire recherche en voisinant, appelait (supposait) plusieurs « dispositions » dont je subodorais l’existence mais dont j’ai pris complètement conscience à partir du moment où j’ai tenté de réengager mon projet. L’interruption du « dispositif » avait en premier lieu déstabilisé mes « dispositions ». Il m’a donc fallu les redécouvrir, les réinvestir, les ré-acclimater dans ma pratique et, au fond, les faire à nouveau miennes. Que recouvrent ces dispositions ?
« Faire recherche en voisinant » suppose une présence régulière sur les lieux, une continuité avec ses rythmes propres, sous la forme, par exemple, de mes aller et retour réguliers à pieds entre mon domicile Porte de Paris à Saint-Denis et mon lieu de travail à La Plaine. Cette manière de faire recherche implique aussi de développer une « attention de recherche » au cœur d’une pratique quotidienne de la ville, une attention soutenue pour les situations ordinaires afin d’y déceler l’inhabituel, une vigilance à l’endroit des détails de la ville qui « disent » beaucoup de ses fonctionnements, une sollicitude envers les personnes croisées en chemin qui invite à la rencontre. Le regard accroche des réalités, se laisse surprendre et en reste étonné. L’intérêt de recherche se forge, ainsi, peu à peu, au fur et à mesure de ces infimes observations qui ensemencent nos préoccupations de recherche. Je m’intéresserai progressivement à des personnes fumant aux pieds des immeubles de bureau, à proximité des entrées ; elles sont assez nombreuses, des salarié·es obligé·es de se rendre dehors pour satisfaire leur envie de quelques bouffées de cigarette. J’imagine les accoster afin d’engager la discussion sur l’entreprise qui les salarient et, peut-être, obtenir l’accord pour une visite des locaux car, les voisins, ce sont (aussi) toutes ces entreprises environnant Campus Condorcet dont les sigles laissent difficilement deviner l’activité. J’aimerais découvrir ce qui se fabrique dans le quartier comme services, technologies ou expertises.
Faire recherche en voisinant suppose de développer une forme de prévenance envers les multiples micro-réalités d’une vie de quartier, de laisser dériver son regard et son écoute, de se rendre (corporellement) suffisamment présent aux environnements immédiats qui nous enveloppent. Il faut être capables de prendre le pouls de la ville et de ses rythmes.
Pour réinstaller mon « dispositif de recherche », il m’a donc fallu prendre le temps nécessaire – et ce fut relativement long – pour recouvrer les bons réflexes de travail, pour relancer mon attention, pour me sentir à nouveau en phase avec le quartier, pour retrouver mon rythme de déambulation, et me sentir à nouveau à l’aise. Quelques semaines me furent nécessaires pour me glisser à nouveau dans les « bonnes » dispositions de recherche, pour habiter ma condition de voisin et pour me sentir à nouveau vivre dans ce quartier.
Je m’y suis employé tout au long du mois de janvier, bravant courageusement le froid mais profitant parfois d’une belle luminosité hivernale.
La semaine du 8 février, j’ai senti le moment venu de (re)prendre l’initiative ; j’avais retrouvé de bonnes sensations, pour reprendre une formule prisée par les sportifs. Le chercheur agit aussi au feeling. Je suis allé à la rencontre de deux mécaniciens de rue, dont l’activité de réparation des voitures se tient à quelques pas de mon bureau. Nos voisins, les réparateurs de rue, je souhaitais depuis longtemps les croiser ; j’ai appris à connaître leur activité au gré de mes promenades dans le quartier. Ils sont présents, au travail, dans plusieurs rues, penchés sur le moteur d’une voiture ou couchés à même le sol sous le véhicule, leurs outils disposés autour d’eux, avec souvent la présence d’un autre mécanicien à proximité. Ils sont parfois deux ou trois à discuter auprès d’une voiture, dont le capot ouvert prouve qu’elle est en cours de réparation. Est-ce un moment de pause ? Ou un conciliabule à propos d’une difficulté technique de réparation ?
J’ai invité ces deux mécaniciens dans mon bureau et cette discussion – cette discussion entre voisins –, fera l’objet d’une prochaine chronique ; l’écriture elle aussi se relance, reprend ses droits et retrouve le chemin de ses mots.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2021
[1] « En( )quête de territoires », in Lotfi Aoulad (s. la dir. de), Territoire, Othello éd., 2020, p. 114. En ligne : https://www.fabriquesdesociologie.net/LaPlaine/index.php/2019/10/19/en-quete-de-territoires/.
[2] Pour un rappel de la force de cette mobilisation : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_social_contre_la_r%C3%A9forme_des_retraites_en_France_de_2019-2020/.
[3] Thomas Arnera, « Emménager, aménager, déménager. Ou comment penser une recherche en friche », revue Agencements (Recherches et pratiques sociales en expérimentation), n°1, éditions du commun, p. 124 à 142. En ligne : https://cdn.shopify.com/s/files/1/0079/3313/2881/files/Agencements1.pdf?v=3004318695222329773/.