Au cours de l’année 2018, j’ai créé au sein du laboratoire dont j’assure la responsabilité à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, le laboratoire EXPERICE (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation), un nouvel axe de recherche que j’ai nommé « Territoires en expérience(s) » [1]. Un collègue s’exclame alors : « mais cet intitulé ne veut rien dire ». Cette perspective de recherche s’engageait donc sous les meilleurs auspices, à savoir un doute radical, un doute qui emporte l’intitulé même de la recherche, ce doute qui est le meilleur allié, le plus fidèle ami du chercheur. J’engageai donc cette recherche avec peu, sinon rien ; tout était à inventer et à construire, y compris la légitimité même de la dénomination. Je suis donc, depuis lors, en quête de ces territoires supposés en expériences, et principalement dans des villes et des quartiers populaires, pour y exercer mon métier et y engager certains idéaux, pour y faire enquête.
Avant d’engager un travail, je n’éprouve pas le besoin de beaucoup l’anticiper. Je suis assez rétif aux objectifs et vraiment réticent par rapport à l’idée de programme (scientifique). Cet axe « Territoires en expérience(s) » démarra avec pour seul bagage quelques lignes de présentation à visée institutionnelle, en particulier pour l’annonce de sa création sur le site internet du laboratoire : « Dans cet axe, il s’agit d’aborder les territoires à partir, d’une part, de l’expérience que les habitants et citoyens en développent et, d’autre part, des initiatives collectives qu’ils prennent pour contribuer à leur fabrication. Le territoire est donc principalement abordé comme un espace d’expérimentation et d’apprentissage, propice au développement d’une capacitation citoyenne critique. Dans une filiation de recherche-action, la thématique Territoires en expérience(s) a pour objectif de contribuer à développer dans des zones urbaines et rurales populaires des « permanences de recherche », à savoir une démarche de recherche conduite en coopération, dans la durée, favorisant la prise d’initiative citoyenne et l’émergence de communs. Il s’agit : 1) de voir comment, conceptuellement et méthodologiquement, les savoirs spécialisés (art, architecture, sciences sociales, éducation, etc.) contribuent à un pouvoir citoyen, en collaboration avec les savoirs d’expérience présents dans les territoires et les savoirs d’usage portés par les collectifs mobilisés ; 2) de réfléchir à la façon de mutualiser les acquis de ces expériences, toujours très contextualisées, afin de contribuer à leur montée en puissance citoyenne ; 3) d’explorer et discuter les « méthodes de l’égalité » mises en œuvre au sein de ces expériences, afin d’éviter que les discriminations de genre, de classe, de race, de savoir ne se rejouent au sein des coopérations et des expérimentations ».
Dans la foulée de la création de ce nouvel axe, j’ai répondu à un « appel à locaux » lancé par la présidence de l’Université Paris 8 pour l’installation de certaines activités scientifiques de l’établissement sur le nouveau campus qui s’ouvre à la Plaine Saint-Denis, sur la commune d’Aubervilliers, au terminus du Métro ligne 12, le Campus Condorcet – Cité des humanités et des sciences sociales [2]. L’Université Paris 8 a fait le choix d’y implanter plutôt des projets de recherche que des laboratoires, et a donc privilégié des recherches émergentes ou en cours de développement. La Commission Recherche de l’Université Paris 8 recevra positivement cette candidature et j’obtiendrai que « Territoires en expérience(s) » soit domicilié sur ce nouveau campus avec l’attribution d’une salle de travail d’environ 25 ou 30 m², dont je ne connais pas encore la localisation précise au moment où je rédige ces lignes, hormis le fait qu’elle est située nécessairement dans le bâtiment Nord où sont regroupés les locaux affectés à notre établissement ; le déménagement des chercheurs vers ce nouveau site se fera à partir de la fin août 2019 et s’étalera certainement jusqu’à l’automne.
J’ai découvert « physiquement » le Campus assez tardivement, alors que les bâtiments étaient déjà sortis de terre. J’étais parti en ballade exploration à la Plaine Saint-Denis avec Louis Staritzky dont la thèse porte sur les micro-expérimentations urbaines et la fabrication autonome de la ville, à partir en particulier d’une lecture de l’œuvre d’Henri Lefebvre [3]. Nous avons pris l’habitude de discuter de l’avancée de sa recherche doctorale le temps d’une marche, souvent au bord du canal. Rien de mieux pour parler « urbain » que de le faire en plein air (en pleine ville) les pieds au sol et la tête dans les concepts. Ce jour-là, nous avons donc découvert le Campus déjà largement bâti et nous avons pris conscience de l’envergure de cette implantation universitaire. C’est en contournant le chantier et en prenant connaissance du plan d’ensemble du site, affiché à proximité de la sortie du métro, que j’ai eu envie de venir y travailler, d’abord sur un mode amusé : « wouah ! Le beau jouet. Nous aussi nous voulons en être ». Je suis politiquement très réservé par rapport à ces opérations de prestige, de si grande ampleur, qui s’apparentent le plus souvent à des grands équipements inutiles, surtout quand ce type d’équipement s’installe à proximité de quartiers pauvres où les services publics font cruellement défaut. Je ne crois pas que le plus grand, le plus visible, soit nécessairement le plus pertinent, et je reste sceptique sur l’intérêt de concentrer la recherche en sciences sociales. Ce modèle convient peut-être aux sciences « dures », aux sciences « expérimentales », qui fonctionnent avec des équipements lourds à mutualiser et des équipes nombreuses. La recherche en sciences sociales peut elle, au contraire, trouver de l’intérêt à se démultiplier pour varier ses contextes de travail et ses prises de réalité sur la société et à se disséminer dans les territoires afin de moduler ses interactions avec la vie sociale.
Néanmoins, le défi est lancé et ce campus va progressivement accueillir plusieurs centaines de chercheur-es. L’expérience est inédite, au moins dans le contexte français. Comment les chercheur-es en sciences sociales vont-ils se saisir de cet « instrument » de travail ? En quoi ce changement d’échelle va-t-il affecter les modes de production de la recherche ? Est-ce que l’envergure du campus va faciliter les rencontres de recherche, inciter à la collaboration et ouvrir de nouvelles perspectives ? Est-ce que ce sur-équipement signe la transformation de l’université en « entreprise de recherche » ou est-ce que ce changement d’échelle contribuera, au contraire, à décloisonner la recherche, la sortir de ses périmètres académiques et disciplinaires et créer les conditions de coopérations élargies et, possiblement, d’instauration d’authentiques « communs » de la connaissance ? Le pari est ouvert. Je suis curieux de vivre, d’observer et, possiblement, de penser l’émergence de cette « multitude » [4] scientifique. Il s’agit d’un motif fort qui m’incite à y travailler car, dans une carrière universitaire, cet événement – emménager dans un campus qui ouvre – est exceptionnel, en tout cas sans précédent pour moi.
Campus Condorcet est un territoire en soi, avec ses 11 bâtiments [5]. Comment un tel espace va-t-il prendre vie ? Comment va-t-il s’intégrer dans le tissu urbain qui l’accueille ? Le chantier lui-même semble avoir été conduit de manière très classique sans initiatives ou attentions particulières, lors des travaux, envers les quartiers environnants et les habitant-es concerné-es alors qu’une nouvelle génération d’architectes prône et expérimente, de manière probante, des formes de « chantier ouvert » avec l’objectif, au commencement des travaux, de tisser des interfaces avec ce qui constitue dès le début de la construction un « voisinage ». On aurait pu espérer que le chantier de construction d’une « cité des humanités et des sciences sociales » se montre plus audacieux. « Les chantiers, d’ordinaire interdits au public pour des raisons de sécurité, sont associés aux nuisances (bruits, poussière, passage de camions) et cachés à la vue des passants par des palissades pour des temps souvent longs. Isolés de la ville par des barrières, ils sont ainsi des lieux relégués, visuellement et spatialement mais aussi socialement. Ce sont les lieux d’un travail dévalorisé (les « basses œuvres ») […]. À l’encontre de cette logique, des collectifs d’architectes renversent radicalement la perspective du chantier pour en faire un espace à part entière d’une ville en mouvement, en développement, en fabrication. « Le Collectif Etc, association fondée par des jeunes architectes, ouvre ses chantiers d’espaces publics aux habitants en organisant des ateliers (menuiserie, jardinage) permettant de participer aux travaux et des événements publics tels que des débats ou des repas partagés, dans l’idée de promouvoir des espaces réalisés en coproduction par les habitants et les services techniques de la ville. […] Patrick Bouchain veut, dans ses projets […] faire du chantier un « acte culturel », en l’ouvrant dès le début des travaux à des visites, des conférences, des concerts. Son idée maîtresse est d’aménager la baraque de chantier pour favoriser les interactions entre les ouvriers et les utilisateurs du lieu, maintenus dans leurs locaux le temps du chantier » [6].
Si peu a été tenté lors de la phase de construction, alors beaucoup va donc devoir être expérimenté lors de la phase d’aménagement et d’installation des équipes [7]. Il est significatif de constater que sur le site internet du Campus, aucune rubrique en page d’accueil n’est consacrée aux liens du campus avec son environnement, à d’éventuelles initiatives avec les habitant-es du territoire ou, encore, à la façon dont ce campus prétend faire ville dans son rapport avec l’ensemble des territoires attenants. Dans le bandeau d’accueil du site, une rubrique est consacrée à « La vie sur le campus », aucune dédiée à « La vie du campus dans son territoire ». En cliquant sur l’entrée « La vie sur le campus », il est possible de lire qu’« en lien avec les bâtiments, le Campus Condorcet mettra en place un ensemble cohérent de services pour faire du campus un quartier pour chacun ». Son développement semble donc plutôt pensé sur un mode auto-centré, en tant qu’unité urbaine possédant possiblement sa cohérence propre.
Néanmoins, toujours sur son site internet, le Campus annonce sa vocation de « campus urbain, pleinement intégré dans des zones elles-mêmes en rapide et profonde transformation, aussi bien à Paris (projet Paris Nord-Est), qu’à Aubervilliers où il s’étendra au nord de la Place du Front Populaire. Ses milliers de doctorants, d’étudiants et de chercheurs contribueront à l’animation de ces nouveaux quartiers, pour lesquels le Campus sera le vecteur d’une nouvelle identité ». Une initiative récente abonde dans ce sens ; il s’agit de l’appel d’offre de recherche 2020 lancé conjointement par la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord (mitoyenne du Campus) et Campus Condorcet sur le thème « Campus universitaires et territoires » avec pour orientations : « la comparaison nationale et internationale de dynamiques territoriales portées par des implantations universitaires ; les attentes des acteurs institutionnels, des entreprises, des habitants et des salariés sur le territoire nord francilien (culture, services, transports, loisirs, vie sociale, etc.) vis-à-vis du monde universitaire ; les possibilités d’investissement de la communauté universitaire sur le territoire ».
En tant que chercheur, je rejoins donc d’ici la fin 2019 ce campus en étant habité par ces nombreux doutes et questions, d’autant plus vives et prégnantes pour moi que je les porte aussi en tant qu’habitant. En effet, depuis ma prise de fonction comme professeur à l’Université Paris 8, en septembre 2015, je réside en semaine à Saint-Denis (le week-end je rejoins ma famille dans une métropole régionale du Sud de la France). J’ai d’abord occupé un logement situé dans un petit immeuble de la rue Fontaine, une rue qui croise l’axe important de la rue de la République, dans le « vieux » centre-ville de Saint-Denis, à deux pas de la Basilique, et, depuis trois ans, dans un appartement au 5e étage du 135 rue Gabriel Péri, en face de la cité du même nom. J’apprends à connaître cette ville ; et, autant comme habitant que comme sociologue, je prends conscience de l’ampleur des enjeux urbains qui l’affectent.
Depuis plusieurs années, je tente de « faire recherche » à Saint-Denis, dans ma ville d’adoption, en complicité avec mon amie chercheuse Martine Bodineau, elle dyonisienne depuis la fin des années quatre-vingt. Nous le faisons dans le cadre de notre réseau Les Fabriques de sociologie, à l’occasion en particulier de nos rencontres « Faire la ville en commun » [8]. Nous le faisons aussi en compagnie des étudiant-es du Master « Éducation Tout au Long de la Vie », dans le cadre d’un atelier-laboratoire qui invite les étudiant-es à venir en recherche sur les territoires de Saint-Denis et de mener l’enquête en collaboration avec des collectifs citoyens, que ce soit en centre-ville ou que ce soit à La Plaine. L’atelier en est à sa sixième édition, et il a toujours bénéficié d’un appui financier de l’Université Paris 8, d’abord dans le cadre de son projet d’excellence pédagogique IDEFI-CréaTic et, aujourd’hui, dans celui de son École Universitaire de Recherche ArTeC [9]. Les nombreuses coopérations nouées avec des Collectifs de Saint-Denis, dans le cadre de cette formation-recherche de Master, aura prouvé combien la recherche en sciences sociales, dès lors qu’elle se développe dans les termes d’une coopération (en co-recherche et en co-création), constitue un authentique « équipement démocratique » contribuant à soutenir les initiatives des habitant-es et permettant d’envisager une ville qui se fabrique aussi « en commun », sur un mode plus autonome, radicalement par le « bas », au rez-de-chaussée des voisinages et des convivialités, des mobilisations et des luttes urbaines. Ces dynamiques sont bien connues et documentées par ceux et celles qui se préoccupent de recherche-action [10].
C’est donc outillé par ces expériences – mes expériences de chercheur et mes expériences d’habitant – que je prends pieds à Campus Condorcet.
Avec les autres chercheur-es, associées à « Territoires en expérience(s) », nous nous préparons donc à découvrir cette implantation universitaire qui représente une énième transformation des territoires de la Plaine Saint-Denis, en complet chamboulement urbain depuis les années quatre-vingt dix, et nous nous plaisons à engager cette (con)quête de connaissances avec comme seul instrument notre très modeste axe de recherche, lui aussi à peine sorti des limbes.
Lors d’une réunion de présentation des moyens numériques du Campus, au printemps dernier, dans le grand amphi de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, associant les responsables des équipes concernées par ce déménagement, j’ai pris conscience, avec amusement, de ce dont je me doutais, à savoir que je suis un chercheur de peu, de très peu, en regard de certains laboratoires annonçant quarante ou quatre-vingts personnels. Ces collègues s’inquiétaient vraiment de leur déménagement et soulevaient nombre de questions techniques, dont je n’avais pas même idée. Partant de rien, n’ayant pas même la légitimité d’un intitulé reconnu académiquement, n’ayant rien à déménager, mon axe ne possédant pas même une chaise, je vais intégrer le Campus l’âme (scientifique) plutôt sereine. Comme je l’écrivais à mes collègues dans le compte-rendu que je leur adressais de cette réunion, « Le « rien » est difficile à conceptualiser mais facile à transporter ».
Qu’est-ce qu’un chercheur de peu [11] va trouver à faire à Campus Condorcet ? Je suis en terrain (de recherche) connu ayant passé une bonne part de ma vie de chercheur à investiguer et à théoriser les approches micrologiques, les micropolitiques, les dynamiques collectives et les expérimentations citoyennes [12], et souvent à le faire, à l’image des collectifs avec lesquels je coopérais, sans moyens, en m’appuyant essentiellement sur une « économie de la motivation ».
Dans l’argumentaire de ma candidature à l’appel à locaux, j’avais souligné deux points à destination de la Commission recherche de l’Université Paris 8 : « a) Les recherches développées dans le cadre de la thématique « Territoires en expérience(s) » concernent pour partie les quartiers populaires du Nord de Paris, en proximité desquels le Campus Condorcet est implanté. L’installation à Campus Condorcet nous permettra aussi de documenter les interactions qui se feront jour (ou non) entre ce pôle de recherche et les quartiers populaires qui l’environnent et, possiblement, de prendre des initiatives en ce sens. b) Les travaux engagés dans le cadre de la thématique « Territoires en expérience(s) » s’inscrivent dans des démarches de coopération avec les habitants, citoyens et usagers. Nous intégrons donc à l’équipe des praticien-nes-chercheur-es [13] avec qui nous avons noué des relations régulières de travail et qui ont développé une expérience de recherche (non universitaire) ».
Campus Condorcet représente donc pour l’équipe constituée dans « Territoires en expérience(s) » à la fois un lieu de travail et un terrain d’investigation. Pour le plaisir d’une mise en abyme, il est possible de souligner que notre équipe de recherche préoccupée par les questions de territoire va se mettre en recherche sur un territoire (certains quartiers d’Aubervilliers et de Saint-Denis) qui constitue, aussi, par ailleurs, son territoire institutionnel de travail.
Nous nous préparons donc à « faire enquête » à Condorcet, sans être commandités pour cela, sans autre légitimité que celle d’une équipe qui met au cœur de son épistémologie des démarches de coopération avec les personnes et collectifs concernés et qui va donc œuvrer à Condorcet comme elle le fait habituellement sur ses autres « terrains ». Mais nous allons y faire recherche à notre mesure, à une échelle de travail correspondant à la fois à nos moyens (modestes) et à notre sensibilité (micrologique). Un campus comme Condorcet existe évidemment à travers une politique de site, impliquant les différents établissement d’enseignement et de recherche fondateurs du projet. Ce niveau stratégique, en mode très « majuscule », nous importe car, comme tous citoyens, nous sommes préoccupés par les qualités démocratiques de l’administration des grands équipements publics. Mais, en tant que chercheur-es nous n’articulons pas notre travail prioritairement sur ce plan macrologique, même si nous le prenons en compte. Nous pensons qu’un campus existe aussi à travers une multiplicité de lieux, de composantes et d’initiatives d’acteurs, en fait à travers la diversité et la transversalité de ses liens avec les territoires environnants et les acteurs en voisinage. Un campus est une pluralité active, vivante. Il interagit avec son environnement par mille entrées. Il s’agit d’un agencement mouvant, modulant sa vie et son activité en fonction de jeux d’acteurs très ouverts. Nous allons donc nous mettre au travail à ce niveau micrologique, en quelque sorte au rez-de-chaussée de la ville et du campus, à partir de réalités, en petit nombre, qui feront signe pour nous, en acceptant complètement l’idée que d’autres chercheurs ou observateurs accéderont à de toutes autres réalités, se saisiront d’autres signes, en fonction de ce qui importe pour eux. Comme n’importe quel fait urbain, le campus est constitué de multiples périphéries, d’une grande diversité d’interfaces avec le reste de la ville et d’une aussi grande diversité d’interactions avec les acteurs en voisinage. Le campus s’imprègne de la ville par mille porosités et la ville affecte pareillement le campus par autant de passages, de traverses ou de pontages. Un campus de la taille de Condorcet est un fait urbain innombrable. Ses zones de friction avec les territoires alentour ne peuvent pas être déterminées a priori, ni limitées, ni facilement délimitées. Un campus, ça transite, ça fuit de toute part, ainsi qu’aurait pu le souligner Deuleuze&Guattari, ça traverse, ça étend et ça détend, ça distend, ça frictionne à de multiples endroits, ça transpire par tous ses pores, ça transpire du lien, du possible, des enjeux. Nous avons l’intention de nous saisir de quelques unes de ces transpirations et respirations pour en faire recherche, pour y faire recherche, en ayant conscience d’en saisir fort peu mais en ayant aussi, en même temps, la profonde conviction que d’autres acteurs, observateurs, analystes s’en saisiront autrement, à partir de points de vue autres, radicalement autres. Le regard se démultiplie pour saisir une réalité urbaine qui est elle-même, objectivement, une multiplication.
Un fait urbain de l’envergure d’un campus peut donc s’étudier sur le plan d’une mise en cohérence globale – Campus Condorcet en tant qu’acteur institutionnel, avec ses instances de décision et sa vie plus ou moins démocratique – mais aussi sur le plan du nombre indéfini de ses devenirs-minoritaires, en rapport avec la diversité des acteurs, des instances et des composantes qui le constituent. Nous attraperons certains de ces possibles, nous nous glisserons là où une ouverture se présentera, nous braconnerons de la connaissance autant que nous en serons capables ; nous nous introduirons, nous nous glisserons, nous cheminerons ; nous explorerons et nous survolerons, nous entrebâillerons et nous laisserons filer notre regard. Nous saisirons certains fils, nous emboîterons le pas à certains processus, nous nous laisserons emporter par certaines dynamiques. Notre recherche sera elle aussi poreuse, respirante et inspirante, parcellaire et cellulaire, plurielle et pluraliste. Et ceci n’est évidemment pas un programme.
Nous laissons le global et la recherche « en majuscule » à ceux qui sont en capacité et en motivation institutionnelles de le faire, et d’agir financièrement, matériellement, effectivement (effectif en personnels) à cette mesure. Pour notre part, nous opérons en mode mineur – une recherche écrite en lettres minuscules –, sous la forme de percées et de traversées dans la « matière » même du lieu, en plein milieu, en plein dans son milieu (de vie) mais sans circonscrire, délimiter, englober. Les réalités filent toujours entre nos doigts, et nous les laissons s’échapper après y avoir collecté (ponctionné) une petite part de compréhension. C’est ainsi que nous partons en (en)quête de territoires sans prétendre les saisir ou les re/détenir.
Dès cet automne, au moment où « Territoires en expérience(s) » s’installera à Condorcet, je vais engager avec mon collègue du Laboratoire Experice, Louis Staritzky, une « permanence recherche » à la Plaine Saint-Denis.
Une « permanence recherche » est un moyen pour nous de faire recherche en continuité, de manière régulière et sur une durée suffisamment longue. Ce dispositif épistémologique s’appuie centralement sur une « rythmanalyse » pour reprendre cette heureuse formulation à Henri Lefebvre [14]. Faire recherche de manière rythmée, presque rythmique, afin d’accéder aux variations et aux modulations d’un territoire. Car seules la durée et la continuité permettent d’approcher la respiration d’un milieu de vie et d’activité, d’en entendre le souffle.
La régularité est donc essentielle. Nous envisageons de tenir cette permanence tous les mardis. Comment ce dispositif va-t-il s’amorcer ? Somme toute très simplement. Chaque mardi à 14h, nous nous retrouverons autour d’un café dans notre salle de travail à Campus Condorcet ; certains collègues ou ami-es nous aurons rejoint et nous conviendrons alors d’une modalité de travail. Il pourra s’agir d’une discussion à prolonger, d’une initiative à préparer, d’une exploration à aventurer, d’une présence à risquer, d’une parole publique à hasarder…
Cette permanence recherche comme mode de présence et d’attention à un territoire aura certainement à voir avec des expériences que nous engageons actuellement dans des quartiers populaires d’autres agglomérations :
– elle variera certainement ses écritures et ses manières d’éditorialiser une quotidienneté urbaine, possiblement sous la forme d’un fanzine, ainsi que le pratique régulièrement Louis Staritzky [15], ou d’un journal de recherche donné publiquement à lire, comme l’expérimente Thomas Arnera dans le quartier Mermoz à Villeurbanne [16].
– elle nous invitera inévitablement à réfléchir à la manière de faire collaboratif, comme nous l’enseigne Martine Bodineau [17].
– elle ne manquera pas de nous entraîner dans de stimulantes « dérives » urbaines [18].
– elle sera assurément l’occasion d’explorer les multiples façons de « faire recherche en réciprocité » afin de défaire les relations d’autorité et de disqualication inhérentes à la structuration du rapport social de savoir au sein de notre société. Comment coopérer en permettant effectivement à chacun de prendre part ? Ce partage du sensible, ce partage entre la « part et l’absence de part », ainsi que le nomme Jacques Rancière, est essentiel dans notre pratique de la recherche [19].
– elle nous accordera le plaisir de conter de belles histoires collectives, ainsi que nous y encourage Benjamin Roux [20] – des histoires de résistances quotidiennes, de migrations, de luttes urbaines, de convivialité, de voisinage, d’engagement…, des histoires qui viennent parler d’espoir sans rien masquer des duretés de vie et de la violence des inégalités, classistes et raciales.
Et, naturellement, cette composition débridée et hybridée de la recherche, qui joue des transversales et des latéralités, et s’amuse des changements de plans, nous aidera à « faire université hors-les-murs », selon le bel argument d’Amandine Dupraz [21].
Et ceci n’est pas un programme [22].
La question majeure qui se pose à nous n’est pas tant de savoir comment le Campus Condorcet va se rapporter aux quartiers qui l’environnent mais, bien plutôt, de comprendre ce que ces quartiers vont faire avec ce campus, en quoi ils ont à faire avec lui, ce qui motiverait qu’il trouve quelque chose à faire avec lui.
Un lieu est toujours en voisinage. Et la question de ce qui fait voisinage pour Campus Condorcet nous importe. Des voisins et non des riverains. Les habitants, nos voisins du quartier, les réparateurs de rue, nos voisins dans l’activité, les migrants, nos voisins au quotidien, les travailleurs nos voisins en labeur (et en exploitation), les militants urbains, nos voisins en mobilisation… Chaque voisinage est digne d’attention et de considération, chaque voisin, digne de rencontre.
Notre « permanence recherche » pourrait se résumer dans ce motif fédérateur : faire voisinage. Comment en tant que chercheur-résidents à Condorcet, allons-nous faire voisinage ? Quels voisins serons-nous ? Que veut dire pour des gens de se retrouver à voisiner avec des centaines de chercheur-es en sciences sociales ? Est-ce que la condition de chercheur-es en humanités et sciences sociales nous rend aptes à voisiner, à rencontrer, à converser ? Est-ce qu’un organisme de recherche en sciences sociales est « humanisant » pour ceux qui l’approchent, pour les territoires avec lesquels il interagit ? Est-ce que nos voisins d’Aubervilliers et de Saint-Denis ont envie de faire quelque chose avec nous ? Est-ce que ce Campus suscite des attentes, des désirs ? Est-ce que certains d’entre eux auront envie de « dériver » dans Campus Condorcet, d’y inventer leurs propres « belles histoires », de venir y faire recherche et université à leurs façon, celles de l’expérience de recherche que réserve chaque expérience de vie.
Dans une en()quête de territoire, le voisinage est sans doute la plus petite forme de constitution d’un « commun » et certainement, substantiellement, la plus décisive [23]. Notre « permanence recherche » inclura donc fondamentalement cette nécessité de « communaliser » à l’échelle d’une quotidienneté urbaine, à savoir faire « voisinage », l’art de « voisiner », la capacité à être voisins [24]. Et notre ambition serait alors de partir de cette première unité constitutive d’un « commun urbain » pour remonter en transversalité, de voisinage en voisinage, à la découvertes d’autres communs, ceux qu’un campus de sciences sociales pourrait initier (des communs numériques, des communs de la connaissance, des formes de communalisation de la recherche, de nouvelles expériences de coopération, de co-création et de co-recherche…) et ceux évidemment, dès à présent actifs, au sein des quartiers, en lien avec des communautés de vie, d’habitat, d’engagement ou de migration.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2019
[1] Je co-anime « Territoires en expérience(s) » avec deux collègues et amis Christophe Blanchard (Experice, Université Paris 13) et Fabien Granjon (Experice, Université Paris 8).
[2] En ligne : https://www.campus-condorcet.fr/Accueil/.
[3] Louis Staritzky, « Le Droit à la Ville : Une expérimentation urbaine par le bas », revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°1, 2018, p. 143 à 159.
[4] Je n’emploie pas « multitude » simplement sous une forme imagée mais aussi dans son sens conceptuel, ainsi que Toni Negri et Michael Hardt ont pu le développer, à savoir multitude en tant que « composition sociale ». Est-ce que Campus Condorcet ne sera que l’addition de recherches et la juxtaposition d’équipes où est-ce qu’il prendra consistance sur un plan social, urbain et intellectuel ?
[5] En ligne ici : https://www.campus-condorcet.fr/Le-campus/Le-site-d-Aubervilliers/Le-site-d-Aubervilliers-accueil/.
[6] Florine Ballif, « Chantiers ouverts au public », revue Métropolitiques, 20 février 2015. En ligne : https://www.metropolitiques.eu/Chantiers-ouverts-au-public.html/.
[7] Je pense à l’expérience de recherche-action-création « Du terrain vague au campus urbain intégré » engagée par un collectif de chercheur-es, artistes et architectes, à l’initiative de Magali Uhl, lors de l’ouverture du campus MIL de l’Université de Montréal. En ligne : https://pensercreerlurbain.org/ et le livre collectif Penser créer l’urbain tiré de cette expérience : https://pensercreerlurbain.org/pdf/PCU_livre_numerique.pdf/.
[8] Les « Fabriques de sociologie » ont bénéficié lors de leur création d’un soutien de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord et de l’amicale attention de son directeur, Alain Bertho, lui-même dyonisien et professeur à l’Université Paris 8. En ligne : http://www.fabriquesdesociologie.net/.
[9] En ligne : http://idefi-creatic.net/fr/ et http://eur-artec.fr/.
[10] Voir à ce propos Izabel Galvao (s. la dir. de), Le pouvoir d’agir des habitants – Arts de faire, arts de vivre, Téraèdre, 2019.
[11] Pierre Sansot, Les gens de peu, Presses Universitaires de France, 2009.
[12] Cf. mes livres Expérimentations politiques, Fulenn, 2007 et Moments de l’expérimentation, Fulenn, 2009.
[13] Nous nommons praticiens-chercheurs des militants, citoyens, habitants, professionnels qui s’associent à des dynamiques de recherche sans faire de la recherche un métier ou une spécialisation. Ce sont des praticiens de la recherche qui se sont formés à la recherche par la pratique, en collaborant occasionnellement avec des équipes professionnelles ; ils disposent donc d’un « savoir d’expérience » de la recherche et non d’une formation à la recherche de type universitaire.
[14] Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse (Introduction à la connaissance des rythmes), Syllepse, 1992.
[15] Louis Staritzky, « Quand la recherche s’écrit en fanzine », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/14/quand-la-recherche-secrit-en-fanzine/. Sur le même blog, il est possible de consulter les trois premiers numéros du Fanzine En Rue, publiés à l’occasion d’une recherche que nous menons, Louis Staritzky, Martine Bodineau et moi-même, dans l’agglomération de Dunkerque dans deux quartiers populaires à l’invitation d’un collectif d’habitants et d’acteurs des territoires, le collectif En Rue.
[16] Cf. son « journal de recherche publique », en ligne sur son site de recherche : http://www.defluences.fr/journal-de-recherche-publique/.
[17] Martine Bodineau, « Des manières de faire collaboratif : des expériences à Saint-Denis et à Dunkerque », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/11/09/les-manieres-de-faire-collaboratif-des-experiences-a-saint-denis-et-a-dunkerque/.
[18] Louis Staritzky, « Idée de dérive, dérive des idées », en ligne : http://ecolemutuelle.fabriquesdesociologie.net/idee-de-derive-derive-des-idees-2/.
[19] Pascal Nicolas-Le Strat, « Pratiques de la réciprocité », en ligne : http://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/pratiques-de-la-reciprocite/ ; Jacques Rancière, Le partage du sensible (esthétique et politique), éd. La Fabrique, 2000.
[20] Benjamin Roux, L’art de conter nos expériences collectives (Faire récit à l’heure du storytelling), éd. du commun, 2018.
[21] Amandine Dupraz, Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement, revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°1, 2018, p. 10 à 20.
[22] Je parcours ici les expériences de recherche développées par mes ami-es des Fabriques de sociologie et, conjointement, partie prenante de l’axe « Territoires en expérience(s) ».
[23] Voir à ce propos p.m., Voisinages & communs, éd. de l’éclat, 2016.
[24] Cet art de communaliser une quotidienneté de vie sous la forme d’un voisinage relève de ce que je théorise comme un « travail du commun », in Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, éd. du commun, 2016.
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