Rejoignant le Nord du Campus Condorcet depuis le quartier de la Porte de Paris en centre-ville de Saint-Denis, après avoir contourné le Stade de France et dépassé la station du RER B, je débouche sur l’avenue Amilcar Cabral après avoir emprunté le mail des Maraichers et, en quelques mètres, cette avenue me conduit au pied du Bâtiment recherche Nord, ma destination. Le trottoir est large, refait de neuf ; une large bordure de végétation plantée d’arbres et d’arbustes tient le piéton à distance de la circulation automobile ; cet accotement paysager estompe le perception visuelle et sonore du trafic routier. Le piéton avance aisément ; aucune voiture en stationnement ne ralentit sa marche, aucun panneau de signalisation n’entrave son chemin. Arrivé en immédiate proximité du Campus, l’espace se dégage ; la vue s’ouvre sur le Bâtiment recherche Nord aux façades blanches, comme le sont aussi celles de la tour qui le précède, abritant les résidences étudiantes. Un muret assez bas délimite le Campus ; il le clôt sans le fermer aux regards des passants. Sa teinte très claire, approchant celle d’un marbre blanc, n’a pas encore été ternie par la pollution. Ce muret constitue une sorte de note de bas de page ajouté au texte architectural et esthétique du Campus, à l’adresse, peut-être, du promeneur trop pressé ou du visiteur insuffisamment attentif afin de s’assurer qu’il a bien saisi la volonté d’ouverture et de clarté du lieu. Est-ce qu’en surlignant ainsi un effet esthétique, on le rend plus palpable, mieux perçu ?
Qu’est-ce que Campus Condorcet tente de nous dire ? Des teintes claires, des espaces ouverts, de larges cheminements piétons, une présence atténuée de la circulation automobile, une atmosphère plus feutrée que ne le laisserait penser ce territoire plutôt densément actif. Quelle présence, quelle image le Campus s’efforce de nous adresser ? Ce qui se manifeste dans une ambiance ne renvoie pas toujours à quelque chose de précis. Il est difficile de la rapporter spécifiquement à tel ou tel équipement ou tel ou tel aménagement. Une atmosphère urbaine relève d’un effet d’ensemble. Elle est d’abord sentie, avant d’être ressentie. Elle est d’abord perçue avant d’être découverte. Elle nous imprègne bien avant que nous en prenions conscience. Nous en faisons l’expérience parce que nous sommes immergés en elle, parce que des bâtiments nous entourent, parce que des couleurs nous environnent, parce que des sols nous portent, parce que des sons nous affectent, parce que des aménagements nous sollicitent, parce que des équipements nous invitent, sur des modes toujours propres à chacun mais qui, associés, rapprochés, assemblés, finissent par créer une atmosphère qui teinte le lieu, et qui l’enveloppe. Difficile de dire ce qu’il adviendra du Campus Condorcet, de ce qu’il fera vivre comme socialité. Difficile d’anticiper sur l’ambiance future de ce lieu de recherche. En cette fin d’hiver 2021, le Campus est vide, en raison bien sûr des restrictions d’activité et de déplacement provoquées par la pandémie, mais aussi en raison de sa jeunesse. Les équipes se sont installées petit à petit, à partir de l’automne 2019. Le campus cherche son rythme. Les murs parlent encore faiblement, les couloirs marchent rarement, les espaces occupent chichement le lieu, les sols tracent peu. Le blanc reste très blanc.
Arrivant au Campus, j’aime poursuivre mon chemin, traverser la rue Waldeck Rochet et m’engager dans la rue de Saint-Gobain. Je pars pour une petite ballade avant de retrouver mon bureau. L’atmosphère change brusquement. La traversée du carrefour fait basculer dans un autre monde. Les voitures stationnent sur les trottoirs. Je marche dans la rue, restant attentif aux véhicules arrivant par derrière. La voirie est plutôt en mauvais état ; les jours de pluie les flaques sont traîtresses. Au sol, des épanchements d’huile de vidange et des cartons que les réparateurs utilisent pour se protéger lorsqu’ils se glissent sous un véhicule. Les mécaniciens sont au travail ; je les contourne et j’en profite pour les observer. Il est rare qu’ils travaillent seuls. Souvent l’un deux est penché sur le moteur ou au travail allongé sur la chaussée, pendant qu’un autre patiente à ses côtés ; ils peuvent se retrouver à deux ou trois à échanger auprès de la voiture ou de la camionnette en réparation. Parfois, je remarque le propriétaire du véhicule qui patiente à proximité. Quand je les croise, les mécaniciens me jettent un coup d’œil ; je suis familier des lieux, eux en sont des habitués. Ont-ils fini par me « repérer » ? De temps en temps, quand l’envie me vient de prendre une photo, je m’approche d’eux pour le leur signaler et leur préciser que je ferai attention à ne pas les cadrer. Et quand je m’éloigne, je les salue, geste qu’ils me retournent. Je n’ai pas encore osé leur demander l’autorisation de photographier l’un de leurs ateliers de réparation. Leurs outils sont déposés au sol à proximité du véhicule, regroupés souvent sur un morceau de tissu ; je n’ai jamais remarqué de véritables « caisses à outils ». Par contre, j’ai souvent aperçu leurs outils rangés à l’intérieur d’un coffre, laissé ouvert, ou dans une camionnette dont la portière est restée entrebâillée. Tout le côté gauche de la rue de Saint-Gobin, le long du mur aveugle de l’entreprise du même nom, est devenu, et depuis longtemps, un atelier à ciel ouvert, en continu, avec souvent plusieurs réparations en cours. Des ateliers s’organisent aussi sur le trottoir d’en face, côté droit en remontant vers le Cifa, car, même si la rue longe à cet endroit une résidence, il n’y a pas d’entrées d’immeuble donnant directement sur cette partie de la rue. Les mécaniciens ne dérangent aucun voisin, et ils ont donc pu étendre leur activité sur toute cette longueur de voirie. Je doute que des riverains garent leur voiture à cet endroit, les véhicules en stationnement sont en réparation ou en attente de réparation, ainsi qu’il arrive dans un garage ordinaire lorsqu’un véhicule patiente le temps de trouver la pièce de rechange et de pourvoir poursuivre la réparation.
Plus avant, à l’approche du CIFA (grossistes en vêtements), l’agitation de la rue s’accroît. Les camions de livraison se garent en double file. Je me glisse entre une voiture et une camionnette. Je prends garde de ne pas heurter un des livreurs en plein travail au cul de son camion. Devant moi, un employé pousse son diable chargé de plusieurs cartons, plus loin un autre tire derrière lui son diable, maintenant déchargé, et pénètre dans le dépôt. L’entrée du CIFA est souvent très encombrée, entre véhicules de livraison qui entrent et sortent, et employés qui manœuvrent au milieu avec leurs chargements de cartons. Si je poursuis mon chemin, la rue se calme progressivement, pour atteindre tout au loin le quai Lucien Lefranc et le canal de Saint-Denis.
Comme l’écrit Bruce Bégout, « Très souvent, les premiers moments d’une entrée, soudaine ou progressive, dans une atmosphère sont les plus marquants. L’avènement d’une ambiance – ou l’intrusion du sujet dans une ambiance qui était déjà là – possède un relief tonal particulièrement perceptible. Tout de suite, en passant d’une situation à une autre, l’homme ressent une impression d’ensemble qui donne le ton » [1]. En quittant l’avenue Almicar Cabral, après avoir franchi la rue Waldeck Rousseau, le marcheur change radicalement d’ambiance urbaine, et passe brusquement d’un monde à un autre ; il laisse derrière lui un paysage urbain « designé », esthétisé et « paysagé », comme les aménageurs s’emploient à le faire aujourd’hui, systématiquement, en recourant à un lexique visuel et fonctionnel sans surprise, largement étayé par des matériaux et équipements standardisés, produits en masse par les majors du bâtiment et des travaux publics – un lexique qui signe l’hégémonie d’une ambiance urbaine à l’époque de son industrialisation esthétique [2].
Passé le carrefour, l’agitation de la ville (re)devient palpable. Les aménagements paysagé, le (re)design urbain sont renvoyés loin en arrière. Le corps, soudainement, bascule dans une toute autre atmosphère. Quand je bifurque dans la rue de Saint-Gobain, au lieu de poursuivre sur ma droite pour rejoindre le Bâtiment recherche Nord, je le fais souvent sans l’avoir vraiment anticipé. Je poursuis mon chemin dans l’attente de « quelque chose », un quelque chose qui ne se décrit pas, ne se formule pas si facilement. J’aspire à ce moment où « quelque chose » survient, ce moment où je vais ressentir autrement le quartier, ou je vais le sentir vivre différemment, ce moment où m’attend une expérience que je ne rencontre pas ailleurs. Quand je m’avance dans la rue de Saint-Gobain, intuitivement, sans l’amener à conscience, je sais que « quelque chose » va advenir et que je serai inévitablement pris par surprise par un infime événement qui attire l’attention, qui intrigue et qui invite à découvrir toujours plus et encore mieux la ville. Mon regard s’arrêtera sur un livreur aux prises avec son diable surchargé, malcommode à manœuvrer sur un revêtement fait de creux et de bosses. Mon attention sera attirée par quatre mécaniciens de rue attroupés devant un véhicule, en train de discuter ; et je m’imaginerai qu’ils sont confrontés à une difficulté technique qu’ils tentent de solutionner en puisant, chacun, dans son expertise professionnelle. Si le temps est pluvieux, je ne manquerai pas de mettre un pied dans un nid de poule empli d’eau mêlée d’huile. J’en laisserai peut-être quelques traces au sol lorsque j’entrerai dans le hall du Bâtiment recherche. Mon attention est sollicitée ; elle l’est parce que mon regard attrape de nombreux signes d’activité qui, tous, attisent ma curiosité. Elle l’est parce que mon corps se trouve inévitablement en inconfort car la rue réserve beaucoup de pièges, ne serait-ce que par la dégradation de la chaussée ou par la densité de la circulation. La rue de Saint-Gobain introduit dans un « monde du travail ». Des mécaniciens, des transporteurs, des livreurs. L’ambiance change profondément, et renvoie des sonorités plus abruptes, des sensations physiques plus rugueuses, ne serait-ce que sous les pieds avec l’asphalte dégradé. Des perceptions plus vives. L’ambiance rend plus de relief, l’atmosphère plus d’aspérités.
Une ambiance est ce « quelque chose » qui traîne dans l’air, qui nous affecte sans que nous puissions complètement discerner ce qui nous saisit et ce qui advient de nous. Elle est à la fois pleinement présente, et non remarquée. Elle nous enveloppe. Dès que je traverse la rue pour entrer dans la rue de Saint-Gobain, je la ressens bien avant de pouvoir en percevoir les détails. Les activités de la rue, ses bruits, son agitation m’atteindront en deuxième temps, plus avant dans la rue, quand j’aurai suffisamment avancé et que je pourrai observer les situations en proximité directe. Une ambiance ne peut être saisie qu’après avoir été éprouvée ; elle fait signe, elle attire l’attention, elle affecte. Ensuite, ce qui a été ressenti peut commencer à être perçu, ce qui a été à peine effleuré parvient progressivement à être caractérisé.
À n’en pas douter, le passage de l’avenue Amilcar Cabral à la rue de Saint-Gobain, me fait à chaque fois glisser d’un monde à un autre, d’un monde émergent, celui des cols blancs du Campus Condorcet, dont je sais encore peu de choses, vers un monde existant, solidement ancré de longue date dans la vie de La Plaine Saint-Denis, un monde de labeur, celui des corps au travail, des corps penchés sur un moteur ou à la poussée d’un diable, celui des savoir-faire ouvriers. L’atmosphère est plus agitée, plus en contraste. Plus dense aussi. Physiquement palpable [3]. Dans la rue Saint-Gobain, La Plaine historique résiste. Le passé affleure. Et j’aspire à croire que j’en (re)découvre un peu l’ambiance. La remontée de la rue de Saint-Gobain est peut-être aussi, en imagination, une montée dans le passé.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2021
[1] Bruce BÉGOUT, Le concept d’ambiance, Seuil, 2020, p. 146. La rédaction de cette chronique est grandement redevable à la lecture de cet ouvrage.
[2] Un clin d’œil facile à Walter benjamin et sa célèbre thèse sur « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ».
[3] Une « unité d’ambiance » ainsi que les situationnistes pourraient la nommer dans leurs thèses sur la psychogéographie. Cf. Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », en ligne : https://www.larevuedesressources.org/introduction-a-une-critique-de-la-geographie-urbaine,033.html, publié initialement in Les lèvres nues n° 6, Bruxelles, 1955.