Jeudi 11 février, j’ai pris contact avec deux mécaniciens de rue qui travaillent juste en face du Bâtiment Recherche Nord. Après une courte discussion sur le trottoir, le temps de leur expliquer pourquoi je venais vers eux, je les invite à m’accompagner au bureau afin que nous puissions discuter au chaud, dans un cadre plus confortable. Je les invitais chez moi, comme je l’aurais fait avec un voisin de palier, en prenant conscience que ce geste peut intimider, et parfois, possiblement, mettre mal à l’aise.
J’avais traversé la rue et je m’étais dirigé vers eux. Je les ai abordés le plus « naturellement possible », ainsi qu’il nous arrive d’accoster quelqu’un dans la rue pour trouver son itinéraire. J’ai d’abord sollicité une première personne, mais que j’ai sentie très occupée. Elle a pris néanmoins le temps de me répondre, dans un français hésitant ; elle m’a désigné deux autres mécaniciens qui, eux, patientaient en discutant. Mon entrée en matière est directe. Après les avoir salués, je me présente en tant que chercheur travaillant dans le bâtiment voisin et souhaitant mieux connaître leur activité, puisque je les vois souvent au travail lorsque je me rends à mon bureau. Il sont d’abord étonnés, puis hésitants. J’insiste sur le caractère confidentiel de notre échange. Ils se regardent. Mon interlocuteur le plus proche, et à qui je m’adresse, semble prêt à répondre positivement ; il consulte du regard son collègue qui lui signifie, par un hochement de tête, qu’il n’y voit pas d’inconvénient. Je les sens amusés. Nous traversons tous les trois la rue Waldeck Rochet. Je m’avance de quelques pas afin de pouvoir badger. Je pénètre dans le hall du bâtiment quelques secondes avant mes invités, qui m’emboîtent le pas. Et c’est à cet instant que l’agente d’accueil les interpelle. Depuis que je suis installé dans le bâtiment, c’est la première fois que j’entends le personnel d’accueil apostropher une personne entrant dans le bâtiment. La voix était « professionnelle », ferme sans être agressive, le ton assez haut. L’entrée des deux mécaniciens étonne ; l’hôtesse est surprise, prise de court. Elle réagit précipitamment, et sans doute plus sèchement qu’elle ne l’aurait peut-être souhaité. J’ai perçu dans sa voix un « que se passe-t-il ? », qui pouvait l’inquiéter dans l’exercice de sa fonction. J’ai répondu : « ces messieurs sont avec moi », en ayant conscience, pris moi aussi par surprise, de monter ma voix d’un ton comme le fait quelqu’un assuré de son bon droit. Nous avons rejoint tranquillement les ascenseurs.
Nous nous installons au bureau, et tombons les masques. La salle est spacieuse et nous pouvons discuter en respectant une distance suffisante. L’échange se tiendra essentiellement avec Oumar, installé à ma gauche, à la place que Louis occupe habituellement lorsqu’il travaille au bureau, Ibrahim, lui, étant assis en face de moi. Oumar conservera ouvert son téléphone tout le temps de notre discussion, et restera à l’écoute d’un flux d’informations. Son attitude m’intriguera jusqu’à ce que je comprenne que tous les deux assurent aussi un travail de livreur. J’en déduirai qu’une application sur leur portable leur permet de rester en lien avec d’éventuels donneurs d’ordre. Je les solliciterai sur cette activité, mais ils ne m’en diront rien. Ils parleront facilement de leur travail de mécanicien auto mais se montreront plus réservés dès que je tenterai de les solliciter sur d’autres activités qu’ils peuvent mener en parallèle, ou en complément.
Oumar a migré depuis la Côte d’Ivoire en 2011, en passant par la Libye. Il a mis deux ans avant de rejoindre l’Italie ; Ibrahim, lui, est arrivé en Europe en 2015. Oumar évoquera son long périple. À son écoute, me reviennent des images trop souvent vues, des mots familiers alors qu’il est insupportable qu’ils le soient, des faits inlassablement dénoncés par les associations de solidarité. Il a été emprisonné, contraint à un travail forcé. Il me dira : « nous avons cassé la prison et nous sommes partis ». Il pourra reprendre sa route et finira par embarquer. Il vivra quatre jours de navigation sur un bateau avec 127 autres personnes. Leur embarcation sera secourue par la marine italienne et ils débarqueront en Sicile. De Catane, en plusieurs semaines il atteindra Turin, puis traversera la frontière pour rejoindre la région parisienne. Étant francophone, son installation en France allait de soi.
Oumar parle spontanément de son expérience ; il en restitue les principaux moments sans s’attarder sur les détails. Ce périple de deux années est brossé à grands traits. Est-ce que je surinterprète si j’écris que ce récit possède avant tout une valeur d’identité ? La carte d’une identité. La Côte d’Ivoire, la Libye, l’Italie, la France. La carte d’identité d’une population-monde. Est-ce que je surinterprète si je reçois cette narration avant tout comme la signature d’une appartenance, d’un destin partagé ? Lui aussi a vécu le passage. Le récit vient facilement dans notre conversation, sans que je n’ai eu besoin de le solliciter. Je reste dans le ton d’une conversation. Je ne conduis pas un entretien de recherche. Je ne chercherai pas à en connaître plus. Cette courte narration n’a pas besoin d’être circonstanciée pour me faire comprendre qui est Oumar, et il me la destine pour cela, pour signaler plus que pour raconter, pour faire signe plus que pour partager. Je le situe, comme il m’a situé lorsque je me suis présenté en tant que sociologue et lorsqu’il a fait connaissance avec mon bureau et avec mon environnement de travail. Nous nous sommes adressés mutuellement des signe d’interconnaissance, et nous avons ainsi noué la possibilité d’un échange. Voilà qui je suis est venu me dire son récit, à moi interlocuteur de hasard. Ce récit est une signature, comme l’auront été aussi les quelques pas qui nous auront conduit d’un trottoir de la rue Waldeck Rochet à l’autre, qui nous verront passer d’un monde à un autre.
Tous les deux vivent en couple. Ibrahim a deux enfants ; sa femme et ses enfants sont hébergés par le 115 et, lui, se débrouille.
Ils travaillent dans le quartier depuis leur arrivée à Paris. Ils ont exercé d’abord rue des Fillettes avant que la police ne les déloge. Ils se sont décalés d’une rue. Je me souviens avoir parcouru la rue des Fillettes, alors que je me rendais à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord (MSH) ; cette rue était un atelier à ciel ouvert, avec des mécaniciens au travail sur toute sa longueur. Quand le chantier de Campus Condorcet s’est ouvert, pendant de longs mois les deux activités ont cohabité, dans une rue devenue très boueuse (sans compter l’huile de vidange répandue au sol), en l’absence de trottoir sur sa partie droite, à partir de la MSH et en remontant vers l’avenue Amilcar Cabral.
Lorsque j’ai aménagé à Campus Condorcet, la construction du Grand équipement documentaire, limitrophe du Bâtiment de recherche Nord, commençait juste et les mécaniciens de rue installaient leur activité dans les coins et recoins du chantier, profitant de tous les espaces disponibles, non encore aménagés.
La mécanique de rue est présente dans tout le quartier. Lorsque je me promène, je repère facilement les « spots » (cette formulation est de mon initiative), généralement occupés par cinq ou six mécanos, avec parfois trois ou quatre voitures en réparation. L’activité est durablement installée dans certaines rues, et elle est présente tous les jours. Les spots doivent être stables et suffisamment bien identifiés afin que la clientèle les repère facilement, et puisse y revenir en cas de nouvelles réparations. L’année dernière, plusieurs réparateurs se regroupaient à l’angle de la rue de Saint-Gobain et de la rue Waldeck Rochet pour attendre les clients, l’un d’eux étant fréquemment assis, aux beaux jours, sur un pliant. Faisait-il fonction de chef d’atelier ? Quand je les avais rejoints pour un bref échange, j’en avais eu l’impression ; c’est lui qui avait engagé la discussion et il m’avait semblé parler avec « autorité », sa voix s’imposant aux autres. Avait-il pour fonction de réguler l’activité, et de « dispatcher » les clients vers les mécaniciens ? Plus ancien dans le métier, plus expérimenté ?
La police interdit l’activité rue des Fillettes, par contre elle se poursuit sur la rue Waldeck Rochet, la rue suivante, parallèle, bordant le Campus à l’Est. Je ne vois pas d’autres différences entre ces rues que l’intensité du trafic. La rue des Fillettes est une desserte importante par laquelle passent les bus. La rue Waldeck Rochet n’est utilisée que par quelques riverains, elle reste assez peu passante, d’autant qu’elle est encore perturbée par des chantiers. Lorsque tous les bâtiments seront livrés, lorsque l’environnement du Campus aura été « esthétisé », les trottoirs aménagés, le stationnement délimité et les parterres, plantés et semés, qu’adviendra-t-il des ateliers de rue ?
La mécanique de rue entretient un rapport en porosité et en opportunité avec le quartier. Elle se glisse dans les interstices. Elle ruse avec les autres activités, plus légitimes. Et elle parvient, en raison de cette ingéniosité urbaine, à tenir, à se maintenir. Mais il est vrai qu’elle ne réclame que l’espace d’une place de stationnement, et qu’elle est donc très adaptable à son environnement. Un recoin, une impasse, le devant d’un portail condamné, un bord de rue, un délaissé urbain (une « dent creuse ») ces micro-occupations temporaires (le temps d’une réparation) mais durables (une activité journalière) s’adaptent facilement à leur environnement et, si besoin, se redéploient rapidement. Elles reflètent un authentique « art de la disponibilité », de la mise en disponibilité d’un milieu urbain. Il y aura toujours un espace susceptible de se transformer en atelier de rue. Néanmoins, ces occupations nécessitent un minimum de continuité et de « permanence » afin de conserver le contact avec la clientèle. Oumar et Ibrahim me confirmeront qu’ils ont des clients réguliers. Leur activité est journalière, ils sont présents tous les jours à La plaine sur une grande amplitude horaire (Ibrahim me dira : « jusqu’à 20h »), en attente du client, une attente certains jours déçue, avec finalement rien en poche après ces longues heures. Lorsque je leur ai demandé combien ils gagnaient, ils me parleront de 300 à 400 euros [1]. Je comprendrai qu’il s’agit d’un montant hebdomadaire et qu’il n’est pas atteint uniquement grâce à leur travail de mécano mais, aussi, en complément, avec une activité de livraison.
La mécanique de rue est bien sûr fortement exposée aux aléas de la météo. Ils évoqueront leur travail dans le froid et les réparations pénibles lorsqu’ils doivent intervenir, couchés au sol, sous le moteur, par temps de pluie.
Ils ont tous les deux une longue expérience professionnelle, ayant appris la mécanique auto en Côte d’Ivoire et ayant donc, logiquement, poursuivit leur activité à leur arrivée en France. Les mécaniciens se connaissent ; ils s’organisent par communauté. Je comprendrai aussi qu’ils s’entraident, se prêtent les outils et, si besoin, se donnent des coups de main en cas de difficultés techniques. Oumar me dira : « parmi nous, il y a des personnes intelligentes », ce que je traduirai par le fait que certains mécaniciens sont reconnus comme très bons dans le métier. Je n’en saurai pas plus. Existe-t-il des conflits de territoires ? Une concurrence entre eux lorsqu’un client se présente ? Il s’agit typiquement de questions dont je me doute qu’on ne parle pas au premier venu.
La répression qu’ils craignent le plus c’est l’arrivée des policiers, non pas tant pour les chasser, mais avant tout pour les décourager en leur confisquant leur matériel. Le rachat est alors difficile, peut prendre du temps. Ils se retrouvent dépendants du prêt de matériels par les autres mécaniciens. Sur le moment, au cours de notre discussion, je n’ai pas eu le réflexe de leur demander s’il existait entre eux, au sein, par exemple, de la communauté ivoirienne, des formes de prêts « bancaires », de micro-crédits, pour aider ceux qui s’installent à acquérir les outils et équipements de base, et ceux frappés par la répression policière pour se rééquiper.
À leur écoute, je découvrirai une activité assez bien structurée et professionnalisée. Oumar me signalera qu’il est parfois recruté par des garagistes qui ont besoin d’un ouvrier en appui ponctuellement pour faire face à une charge de travail supplémentaire. Il n’emploiera pas le terme mais je sens qu’il est fier de sa « réputation » professionnelle ; il est considéré comme un bon mécanicien. Il accepte de faire des heures dans des garages, mais il est méfiant car il arrive que les garagistes à la fin de la journée refusent de payer ou ne payent pas toutes leurs heures effectuées, profitant de leur vulnérabilité de sans papier, et comptant sur le fait qu’ils ne pourront pas se défendre. Travailler dans un garage apparaît aussi plus risqué en cas de descente de police lorsqu’elle fait la chasse au travail au noir. Je constate donc que, dans l’espace public, ils se sentent plus en sécurité ; ils gèrent mieux la présence policière, sans doute en pouvant l’anticiper, la voyant arriver. Quand la police veut les éloigner d’une rue, ils le sentent venir, la présence policière se faisant de plus en plus pressante. Cette connaissance de leur environnement de travail, cette familiarité avec les pratiques policières font partie de leur compétence professionnelle. Ils doivent maîtriser suffisamment ce contexte de travail en espace public afin de pouvoir y exercer.
Ibrahim ajoutera qu’ils ne peuvent pas aller travailler dans les cités. Les mécaniciens y sont organisés autrement. Ils travaillent dans la rue mais disposent de box ou garages de bas d’immeuble pour déposer leur matériel et pour se protéger en cas de pluie ou de froid. Mais seules les personnes qui vivent dans le quartier peuvent y faire de la mécanique. Au fur et à mesure de notre discussion, je vois se dessiner tout un champ d’activité, en connexion avec le secteur formel pour lequel les mécaniciens de rue constituent une force de travail de réserve qui peut être mobilisée en fonction des variations de l’activité. Je perçois aussi des lignes de discrimination entre les plus vulnérables travaillant dans la rue et les mieux lotis, bien que travaillant au noir, exerçant dans leur quartier et disposant d’un atelier « en dur », serait-il rudimentaire ou précaire. Les réputations professionnelles se forment et circulent. Des solidarités de métier s’établissent. À plusieurs reprises, ils entrecouperont leur propos par cette exclamation : « nous ne sommes pas des voleurs » (je l’ai notée au moins cinq fois lors de ma prise de note), et je les ai sentis plutôt fiers de me parler de leur travail. Ils sont mécaniciens et, même s’ils exercent leur activité dans des conditions particulièrement précaires, il m’a semblé qu’ils la « revendiquent ». Ils ne sont pas des voleurs.
Nous serons restés ensemble une grosse 1/2 heure, pas loin de 3/4 d’heure. Je les quitterai avec beaucoup de questions en tête. Je passerai les saluer lors d’une de mes prochaines venues à Campus Condorcet.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2021
[1] Je livre l’information car elle a déjà été documentée par des travaux de recherche. Voir, par exemple, Abou NDIAYE, Khedidja MAMOU et Agnès DEBOULET, « La mécanique de rue : vertus cachées d’une économie populaire dénigrée », Métropolitiques, 9 mai 2019.
En ligne : https://www.metropolitiques.eu/La-mecanique-de-rue-vertus-cachees-d-une-economiepopulaire-denigree.html.