Quand la recherche s’écrit en fanzine…

 

« L’important ce n’est pas le but c’est le chemin parcouru. Ratez-le vous-même »

(Fanzine Tant qu’çà bout ! #3 2015)

 

 

Si, depuis les années 60, le fanzine s’est très largement installé comme une des composantes importantes de l’histoire des contre-cultures, trouver la genèse précise de cette pratique semble assez compliqué. Pour certains, il faudrait aller chercher du coté des pamphlets politiques du XIXe siècle que l’on se transmettait de la main à la main, d’autres vous parleraient des journaux muraux d’extrême-gauche ou bien iraient chercher du côté des avant-gardes artistiques du XXe siècle (dadaïsme, surréalisme…). Il est très clair que la culture fanzine n’a pas eu besoin d’exposer ses filiations pour se développer et qu’elle s’est très vite affranchie de tout code et de tout esprit paternaliste.

Qu’il soit consacré à la musique rock, punk, au cinéma, à la bande dessinée, à la science-fiction ou à la politique (parfois même à la rénovation urbaine), le fanzine ouvre toujours, de par son caractère autoproduit et indépendant, un espace de liberté à celles et ceux qui décident de le faire exister. Produire un fanzine est donc une expérimentation politique qui, comme nous allons le voir, se joue à plusieurs niveaux. C’est d’abord l’affirmation que tout le monde est en capacité de créer son propre média (le DIY étant indissociable du fanzine), de diffuser sa propre culture, d’exposer et défendre ses propres opinions. Portant son intérêt sur des mouvements culturels et/ou politiques très souvent marginalisés, et donc peu exposés par les médias dominants, « la culture fanzine s’avère (donc) être aussi une culture de résistance, voire de contestation de l’ordre social. »[1]

Écrit avant tout par des amateurs pour des amateurs, le fanzine est un mode de communication horizontale qui s’inscrit radicalement dans ce que Rancière appelle une méthode de l’égalité[2]  puisque « l’idée que chacun peut faire la différence, que la plus petite opinion ou expérience compte, que les individus ont un pouvoir, est au cœur de la culture du fanzine»[3]. Les fans de bande dessinée, le collectif féministe, le groupe punk, revendiquent ainsi tous des manières d’être au monde qui décalent, qui résistent, qui font différence et qui, par la pratique du fanzine, trouvent une manière singulière de se dire et de s’écrire.

« Ne parlez pas pour nous, lisez nous ».

 

 

Dès notre arrivée sur les chantiers En Rue, nous avons commencé à réfléchir à la façon dont nous allions faire recherche sur ce terrain. Sur les chantiers nous étions conviés à participer avec le collectif et les habitants aux fabrications en cours, il fallait que nous trouvions nous aussi une manière d’inviter à bricoler la recherche collectivement. Bricoler une recherche qui ne s’écrit pas uniquement dans une temporalité extérieure au terrain de recherche, une recherche qui n’écrit pas juste « sur » mais « avec », une recherche qui fasse exister d’autres langages, d’autres manières de faire.

Parce que nous savons que les formes d’écriture de la recherche instaurent des rapports de domination qui, depuis les premières expéditions anthropologiques du XVIIIe siècle n’ont pas énormément évolué[4], il nous fallait nous en décaler radicalement. C’est ici que le fanzine entre en jeu et que nous proposons au collectif En Rue d’en créer un et de le produire pendant le temps du chantier. Le fanzine propose un autre scénario, celui d’une recherche qui se donne à voir et tente de s’écrire dans des formes diverses et avec les personnes impliquées dans la situation.

Le fanzine En Rue est un travail de coopération, personne n’est en mesure de le produire seul et sûrement pas les chercheurs associés au projet. Textes, photos, cartographies, dessins, interviews, mise en page, il fait appel à un nombre de connaissances et de savoir-faire diversifiés et demande donc à être produit collectivement.

Produire un fanzine comme nous le faisons dans le contexte d’une rénovation urbaine, c’est venir affirmer que, même, et surtout, durant ces périodes où l’on réfléchit à l’échelle de plusieurs années, de plusieurs millions d’euros et de plusieurs milliers de tonnes de béton, le microsocial a encore toute son importance. Ainsi lorsque Salem dit « poser un banc est politique »[5] et que nous l’écrivons dans le fanzine, nous décidons d’affirmer collectivement la portée politique de cet acte – peu importe l’échelle de cette construction. Le fanzine En Rue est un espace qui vient réaffirmer le sens de toutes les expériences, aussi petites soient-elles, qui redonnent un pouvoir d’agir aux habitants. C’est à partir de ces expériences que la rénovation urbaine sur ces quartiers devrait être pensée.

Dans le premier numéro nous écrivions que notre fanzine s’adressait principalement aux habitants des quartiers Guynemer / Jean Bart et Degroote, mais les modes de diffusion de notre fanzine se sont en réalité faits sous deux formes. Une version papier (avec un nombre d’exemplaires assez limité) qui s’est principalement diffusée à travers les membres du collectif et des habitants associés aux chantiers. Une version pdf qui a circulé plus largement auprès des institutions en charge des questions urbaines sur les villes de Dunkerque, Saint-Pol et Téteghem. La version numérique a aussi été diffusée dans les réseaux de la recherche auxquels nous sommes plus ou moins affiliés. Lorsque le fanzine circule au delà des groupes à qui il est au départ destiné, il prend un caractère particulier.

« Le fanzine devient une écriture d’intervention et nous vous la mettons entre les mains. » Le fanzine oblige à réagir, et puisque le nôtre est sensé être coproduit avec des chercheurs, des universitaires, dans le cadre d’une convention de recherche, il ne peut pas être complètement ignoré (si nous étions un groupe punk les choses se joueraient probablement de façon un peu différente). Ici le fanzine rejoint l’histoire, peu connue mais probablement assez importante des écritures d’intervention mise en pratique par certains courants de la sociologie[6].

Louis STARITZKY, octobre 2018

[1] Samuel Étienne, Bricolage radical, Génie et banalité des fanzines do-it-yourself, strandflat édition, 2016.

[2] Je reprends cette notion dans le prolongement des réflexions que Pascal Nicolas-Le Strat engage sur la politique de l’expérimentation. Ce dernier souligne qu’une « politique de l’expérimentation représente une manière de relever le défi de cette ‘méthode de l’égalité’ » (Pascal Nicolas-Le Strat, Quand la sociologie entre dans l’action. La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique, Éditions du commun, 2018, p. 141).

[3] BARTEL Julie, « The Salt Lake City Public Library Zine Collection », in Public Libraries, vol. 42, numéro 4, cité dans Bibliothèques et Fanzines, consulté le 14/10/18 sur: http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/64223-bibliotheques-et-fanzines.pdf

[4] De nombreuses recherches se jouent encore sur un mode : phase d’observation (le sociologue ne s’observant jamais lui-même, se considérant souvent extérieur à la situation observée) puis écriture d’un rapport de recherche remis au commanditaire (sans même exposer son travail aux personnes observées, ni prendre le temps de le mettre en discussion). Recherche et démocratie ne font pas toujours bon ménage !

[5] Fanzine En Rue #0, Juin 2018.

[6] Je pense ici, par exemple, à l’expérience que Georges Lapassade relate dans L’arpenteur, une intervention sociologique qu’il a menée à l’université de Montréal (UQAM) en 1970 dans laquelle il était invité à faire une analyse institutionnelle de cet établissement. Très vite, il avait créé avec les étudiants un journal Le nouvel analyseur qui, à bien des égards, ressemblait à un fanzine (détournement, collage, DIY).

2 Comments

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