En quête de questions

Georges Lapassade [1] avait pour habitude, lors de ses recherches et interventions, d’interpeller ses collègues et de s’interpeller lui-même avec une question tonitruante : qu’est-ce que nous foutons là ? Le sociologue doit effectivement (se) poser la question de sa présence, de ce qui la motive et de ce qu’elle provoque.

Une question « instauratrice »

Pourquoi nous a-t-on sollicité ?

Avec quelles attentes ? Dans notre jargon professionnel, nous parlons de « commande ». Quelle est la « commande » ? Qui la formule ? Cette « commande » importe pour qui ? Rencontre l’intérêt de qui ? Pour une part, cette « commande » est explicite ; elle a donné lieu à plusieurs échanges avant notre arrivée dans le projet En Rue. Pour une autre part, difficile à mesurer, elle reste implicite. Quelles sont les attentes des uns et des autres vis-à-vis de la recherche ? Et elles peuvent être évidemment différentes selon les interlocuteurs. Pour une autre part encore, cette attente n’existe pas ou ne s’exprime pas. Et cela est parfaitement compréhensible et légitime. Il n’y a rien d’évident à associer des sociologues, d’autant que leur contribution agit de manière plutôt indirecte ou médiane, et souvent décalée dans le temps.

À l’instant, nous revenons, avec Martine, d’une déambulation (pour faire savant) dans la Cité des cheminots. À l’occasion de cette promenade, nous avons longuement discuté de cet enjeu de la « commande ».

Qu’est-ce que nous venons faire dans le projet En Rue ? Qu’est-ce que nous foutons là ? En nous confrontant à cette question, ainsi que nous y invite bruyamment Georges Lapassade, nous sommes de plain pied avec ce qu’est le travail de recherche. Le sociologue qui commence à « produire » avant d’avoir décrypté et explicité (un enjeu de méthode) ce « qu’il fout là » se comporte comme un « fou du volant ». Il manœuvre un outil puissant (l’usage des mots, la mise en langage, l’entrée en analyse…) sans en prendre complètement la mesure et sans l’avoir vraiment « en main ». Une sociologie qui ne clarifie pas son mode d’engagement (son mode d’emploi) est aussi risquée qu’une scie électrique mise entre les mains d’un parfait néophyte.

La sociologie s’apparente parfois à une course joyeusement débridée (et je m’en réjouis. Toute licence en art [2]. Toute licence en recherche), encore faut-il que cette liberté créative ne se transforme pas en machine infernale, en particulier pour les nombreux « publics » constitutifs d’une recherche en science sociale (habitants, professionnels…). Dans tout sociologue sommeille un Soldat Petit Pois, une Pénélope Joli Cœur ou un Max Le Rouge [3], dont il convient de tirer le meilleur… et d’éviter le pire.

Les motifs et motivations de la recherche est une question fondatrice (instauratrice) de la recherche. Elle ne reçoit pas de réponse simple. Et elle doit surtout être rouverte aussi souvent que besoin. Elle représente une des balises de la recherche ; elle n’évite pas au sociologue tous les écueils et les récifs, mais elle lui évite d’aller aveuglément, ou naïvement, droit dedans.

Le soir une longue discussion nous occupe à ce propos ; elle réunit Patrick, Martine et moi-même, et les membres du collectif Aman Iwan. Patrick lorsqu’il sollicite des artistes ou des chercheurs dans ses projets ne passe pas commande (au sens de la commande publique) mais leur adresse une invitation. Il est intéressé de voir comment ils répondent à l’invitation, s’en saisissent et élaborent à cet « endroit ». Ce déplacement, de la passation d’une commande (publique) à l’adresse d’une invitation, est particulièrement stimulant en raison de l’incertitude qu’il provoque ; il élargit significativement le champ des possibles, de part et d’autre. Il met au centre du processus les inconnues d’une rencontre. Qui rencontre qui ? Autour de quoi et pourquoi ? Ce déplacement laisse néanmoins ouverte la question des attentes réciproques : ce que chacun attend de l’autre, ce que l’un projette dans l’activité de l’autre, ce que tous nous anticipons dans notre relation à l’autre. À cet endroit, précisément, en tant que chercheur nous tenons à décrypter et expliciter ce qui se passe et se trame, afin d’œuvrer à une rencontre suffisamment équilibrée et, surtout, généreuse pour l’ensemble des protagonistes.

Des questions. La recherche en émergence

J’avance ce texte, attablé au café tabac Le Flash, situé en face de la mairie de Saint-Pol. Je bois un ballon de blanc que j’accompagne d’un sachet de chips (le paquet raconte que ces chips sont originales et authentiques et qu’elles sont fabriquées avec des Pomme de Terre de France ; elles sont labellisées « Produits de Bretagne ». Les chips deviennent bavardes). Martine est restée sur le Chantier. Elle me montrera ses photos à mon retour.

Le sociologue est une personne « en quête de questions ». Dans le cadre du projet En Rue, qu’est-ce qui fait question ? Qu’est-ce qui fait problème ? Qu’est-ce qui fait différence ? Qu’est-ce qui est problématique ? Toutes ces questions vont progressivement donner forme à la recherche. Elles ne sortent pas toute faites de la tête du chercheur. Le sociologue « découvre » ses questions (dans le double sens du terme, à savoir « trouver » et « rendre visible ») en observant et en interagissant… en étant présent et en « menant l’enquête » [4]. Des questions émergent. Ce sont toujours des petits événements. Quelque chose fait « tilt ». Une réalité étonne. Une parole détonne. Une observation intrigue. Et, chacune de ces situations est l’occasion de formuler des questions. Pourquoi ? Comment ?

Lors d’une recherche à Rennes (2012), j’avais installé un dispositif dans l’espace public pour « récolter » des questions. Ce dispositif « Bureau des questions » correspondait à une installation très simple : un sociologue assis devant sa table, un carnet ouvert devant lui. Les passants pouvaient s’arrêter et déposer dans le carnet leur question. À partir de cette « récolte », le sociologue pouvait commencer son travail ; sans ces questions, il est démuni. Il est empêché de travailler. La question est son principal outil de travail. « Les questions sont à la fois des têtes chercheuses – elles explorent, farfouillent, furètent – et des têtes foreuses. Elles opèrent des percées et des traversées. Grâce à elles, le sociologue peut porter son regard au-delà de la réalité présente. Qu’est-ce qui se cache derrière ? Qu’est-ce qui se dessine au loin ? Qu’est-ce qui voit le jour au-delà des apparences ? Les questions traversent et transpercent les évidences » [5].

La question est un aiguillon. Elle attire l’attention sur un phénomène resté inaperçu. Elle entrebâille une réalité et laisse entrevoir un nouvel horizon. Elle fait dérailler le cours ordinaire des perceptions et ressentis. Elle rompt l’évidence. Pourquoi ? Comment ?

Chaque question est un signal. Elle relève et révèle. Elle pointe un phénomène et l’éclaire de son étonnement. Elle révèle. Elle amène à fleur de perception et de compréhension des réalités peu apparentes ou peu considérées.

Une question est toujours une épreuve, une épreuve pour la situation considérée et une épreuve pour celui qui la considère. Le regard change, l’attention se modifie. L’observateur comme la situation s’en trouvent transformés, l’observateur car il ne se rapporte plus à la situation de la même façon – il la « voit » et l’« entend » autrement –, la situation car elle laisse transparaître, en elle-même et dans son mouvement propre, un petit quelque chose d’autre, de différent.

L’étonnement est un opérateur de pensée, la question son instrument.

Une recherche se développe grâce à un jeu (ouvert, libre, risqué) de questions et, en retour, elle installe et acclimate dans le projet ses questions, des questions qui introduisent un doute, qui instillent une hésitation, qui déplacent l’attention, qui invitent le regard à se déporter, à se décaler… Le chercheur équipe la situation avec ses questions ; il en installe quelques unes, il en reprend certaines, en déplacent d’autres. Il les réengage fréquemment. Des questions insistent, et prennent place durablement dans le paysage. D’autres s’éteignent aussi vite formulées. Les questions équipent la vie. Les questions représentent l’équipement intellectuel et démocratique d’un projet. Le chercheur est une sorte d’équipementier spécialisé en questions, comme certains le sont en chaussures au cours du mondial de foot qui commence et qui, à n’en pas douter, va alimenter les discussions sur le Chantier.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, projet En Rue, Saint-Pol (Dunkerque), 9 juin 2018

[1] Georges Lapassade, philosophe, sociologue et anthropologue a été enseignant à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Il a dans les années 60 développé une théorie des institutions et de leur critique, en faisant jouer en particulier la dialectique instituant (phase de création) / institué (phase de stabilisation). Il a été le premier sociologue en France à prendre la mesure de l’importance du Rap et il a invité de nombreux rappeurs à l’université Paris 8. En ligne un entretien de Lapassade (1992) : https://www.youtube.com/watch?v=cxkm-Xnkdkw/.
[2] André Breton et Diego Rivera, « Pour un art révolutionnaire indépendant ». Léon Trotsky co-rédacteur du texte, mais non signataire, avait pour sa part écrit : « Toute licence en art, sauf contre la révolution prolétarienne ». En ligne : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/07/lt19380725c.htm/.
[3] En écho (bien sûr) à la série « Les fous du volant » (titre original : Wacky Races, États-Unis, 1968). En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fous_du_volant et https://www.dailymotion.com/video/x4l5gtm/.
[4] Selon l’heureuse formulation de John Dewey in Œuvres philosophiques II – Le public et ses problèmes (s. la dir. de Jean-Pierre Cometti. Tr. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask), Publications de l’Université de Pau, Farrago / éd. Léo Scheer, 2003.
[5] En ligne : http://www.le-commun.fr/index.php?page=bureau-des-questions/.

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